Le silence d'Isra

Rum Etaf. Le silence d’Isra. Pocket, Éditions de l’Observatoire, 2021.

Américaine d'origine palestinienne, Etaf Rum, connait la situation des femmes musulmanes de New York. Son roman, autour de trois générations de établies à Brooklyn, offre une perspective qui tranche avec la tendance française à se focaliser sur la religion islamique. Il souligne ainsi la richesse que représente les différents points de vue pour la compréhension des phénomènes sociétaux.

« Ce n'est pas parce que tu es née ici que tu es américaine. Tant que tu vivras au sein de cette famille, tu ne seras jamais américaine. »

p. 316


L'émigration en Amérique a permis à Farida et à sa famille d'échapper à la relégation dans les camps qui a suivi la guerre israélo-palestinienne de 1948 (Nakba). Pour cette première génération, il s'agit surtout de conserver une identité arabe dans un environnement fortement influencé par le communautarisme. Un malheur ne suffisant pas, son fils Adam et sa bru Isra périssent dans un accident de la circulation, si mystérieux qu'il ne laisse aucune traces, et Farida doit encore élever leurs filles, Deya et ses trois sœurs.

Mais à quoi ses grands-parents s'étaient-ils attendus lorsqu'ils s'étaient installés dans ce pays ? Avaient-ils cru que leurs enfants et leurs petits-enfants seraient aussi arabes qu'eux ? Que leurs habitudes et leurs coutumes demeureraient inchangées ? Ce n'était pas sa faute si elle n'était pas assez arabe. Elle avait passé toute sa vie à cheval sur ces deux cultures. Elle n'était ni arabe ni américaine. Elle n'avait sa place nulle part. Elle ne savait pas ce qu'elle était. Qui elle était.

p. 50

Ce récit permet à l'autrice de brosser le lent processus d'intégration et de relever les rôles bien distincts dévolus aux femmes et aux hommes. Les premières restent les maitresses du foyer, les seconds doivent assurer l'indépendance économique; une injonction qui leur permet une forme d'impunité. Dans le roman, ils cumulent les défauts des deux mondes : la maltraitance de leurs épouses et l'abus d'alcool.
Les facteurs d'intégration que sont l'école ou la mixité sociale sont peu présents dans le Ridge Bay décrit par Etaf Rum. Il n'en aurait pas été différemment si elle avait situé son action à Astoria !

En observant ces visages si familiers qui se succédaient sur la Cinquième Avenue, Isra ne savait plus trop quoi penser. Ces gens étaient exactement comme elle, ils habitaient en Amérique et tâchaient de s'y intégrer. Et pourtant on voyait encore des voiles : ils ne cessaient d'être eux-mêmes. Alors pourquoi Adam tenait-il tant à ce qu'elle cesse d'être elle-même ?

p. 92

Les discordances liées au genre dans la capacité d'intégration s'accroissent à chaque génération. En s'intéressant principalement au rôle des femmes, Etaf Rum leur attribue une capacité de faire évoluer la situation. Non seulement par l'utilisation de leur pouvoir domestique, mais par le potentiel d'émancipation que leur confère leur rôle de protectrice de la famille. Malgré son intransigeance quand il s'agit de préserver l'identité arabe des générations, Fatima a été l'instigatrice de l'émigration.

Les informations circulaient librement dans les communautés telles que la leur, où les gens se soudaient les uns aux autres par peur de se perdre parmi les Irlandais, les Italiens, les Grecs et les juifs hassidiques. C'était comme si tous les Arabes de Brooklyn se tenaient par la main de Bay Ridge jusqu'à Atlantic Avenue, et partageaient absolument tout par le bouche à oreille. Ils n'avaient aucun secret les uns pour les autres.

p. 68

L'autrice aborde aussi le facteur de la religion comme valeur identitaire. Elle présente le port du voile comme un accessoire plus connoté négativement par les Arabes que par les autres habitants qui le regardent avec indifférence. Le manque d'autonomie, de clefs pour comprendre le fonctionnement de la société et le poids du contrôle familial coûtent davantage aux femmes que la religion. Etaf Rum analyse l'enfermement des filles comme une conséquence des attentes démesurées qui pèsent sur les hommes. En les excusant, au nom de ce qu'ils rapportent économiquement à la cellule familiale, les femmes s'interdisent de dénoncer l'inacceptable. C'est ainsi qu'Isra se réduit au silence.

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