Une histoire du vertige

Camille de Toledo, Une histoire du vertige. Verdier, 2023.

Vertige : subst. masc.
• Sensation angoissante de perte d'équilibre et de chute éprouvée au-dessus du vide qui semble exercer une attraction irrésistible.
• État d'égarement ou d'étourdissement passager d'une personne dominée par une émotion intense ou placée dans une situation difficile.

CNRTL

Le tourbillon médiatique effréné fait se dérober le sol sous nos pas. La succession de crises-sanitaire, politique, économique, climatique,...- et une guerre meurtrière au cœur même du continent européen amplifie cette sensation angoissante.

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C’est au cœur de la nuit, cerné par les fantômes d’une famille détruite, alors que je perdais pied dans une langue qui refusait de m’accueillir, alors que le sens intime de la demeure – où habiter – m’échappait, que se dessina, de mois en mois, de semaine en semaine, la forme de ce que je nomme : « habitation vertigineuse ». Parce que je ne conçois pas qu’un savoir puisse être élaboré s’il n’est relié, à un moment ou à un autre, à une expérience, une traversée de la vie, je me permets d’ouvrir cette thèse par une introduction personnelle. J’ai été « pris de vertige », le « vertige m’a pris ». Je ne sais dans quel sens je dois présenter ce qui aura été, pour moi, le sens d’une chute. Pendant cette période, le sujet en moi fut à ce point ruiné que je ne parvenais plus à marcher. Je parle ici des années qui vont de mon départ pour Berlin à l’été 2012, jusqu’à l’hiver 2018, période à laquelle je commençai à entrevoir que je pourrais revivre, ou du moins, réapprendre à vivre. Pendant ces années, je ne fus d’abord pas conscient de la crise qui m’aspirait. Je tenais suspendu aux fils des fictions de ma propre existence. Je me revois aujourd’hui tel ces personnages de dessin animé qui continuent à courir tandis qu’ils ont quitté la terre ferme. La chute se produisit lorsque, tel un funambule aveugle avançant sans s’en rendre compte en équilibre au-dessus du vide, je pris conscience que je tombais et, en tombant, survivais, incapable de faire face à ce monde, remettant ma vie à des futurs improbables. Je sentis pendant ces quelques années d’exil – hors de moi – le sol se dérober sous mes pieds. La langue, ce foyer linguistique que je croyais établi, me quittait.

Alexis Mital dit Camille de Toledo
Thèse de doctorat - 2019, p. 9


Ce sentiment de vertige habite Camille de Toledo depuis qu'il a réalisé l'impact mortifère des excès de la pensée libertaire qui a prévalu après Mai 1968. Un long chemin pour remonter le fil témoigne de l'importance pour l'humain de se sentir relié. Un ancrage qui s'appuie, d'une part, sur le corps concret et, d'autre part, sur le langage et la lecture de signes abstraits (histoires, fictions, cartes, chiffres....)
Cette capacité de la littérature à relever l'humain incite l'auteur à le décrire en Sapiens narrans. Il lui a consacré une thèse en littérature comparée qui a inspiré cet essai. Sa recherche, en employant le "je", est déjà très personnelle; dans ce livre Camille de Toledo s'adresse par le tutoiement directement au lecteur, qu'il implique fortement. L'usage de cette familiarité pour partager un contenu docte fait ressentir le potentiel de relèvement du récit.

Au début du vingt et unième siècle, nous sommes dans l'impossibilité de nous trouver un « réel » sur lequel nous accorder : même les récits de la fin du monde ne parviennent plus à nous réunir. C'est dans cette intense fragmentation que nous cherchons les termes d'une vie commune.

p. 67


Un élan dont l’essayiste montre pourtant les limites : pour surmonter le traumatisme des conflits mondiaux, le Progrès semblait l'unique voie pour restaurer une dignité à l'homme. Cette orientation technologique néglige complètement son impact sur l’environnement. Paradoxalement, le ressort qui devrait nous relever crée les conditions d'un effondrement futur.

L'Histoire avance par des vagues d'espoir successives, des envoûtements narratifs que des collectifs humains adoptent et qui, telles les marées, refluent en laissant la place à la nostalgie ou au vertige.

p. 93-94

Cette ambiguïté de l’histoire humaine, l’auteur l’illustre avec le perspectographe de Dürer (représenté en en-tête, Albertina, Wien). La machine marque une véritable frontière entre le dessinateur, un homme qui analyse le monde tenu à distance : une coupure entre l’humaniste, représentatif d’une époque vue comme les plus importantes de l’humanité, et le monde. La perspective crée une distinction entre l’homme de la Renaissance et le reste de l’humanité – et a fortiori les mondes animal et végétal – considérée en objets. Cette même négation des individus humains qui amènera à la Shoah.

L'âge d'or de la sécurité que décrit Zweig a un sens bien différent de celui qu'il a pris pour nous, les habitants du vingt et unième siècle. Quand pour lui, il s'agit de décrire cette foi bien assise dans le Progrès, dans les conforts des urbanités européennes, pour nous, il n'évoque plus que l'échec de cette foi et les ordres policiers et militaires que les États opposent aux dérèglements qui nous assaillent.

p. 90


La production littéraire entretient-elle un récit qui amplifie notre déconnection à la nature, une tentation renforcée par la puissance algorithmique ? Nous protège-t-elle, au contraire, en nous alertant des dangers de l'hybris humain ? L'auteur, je crois, trouve dans la création artistique un espace qui valide l'incertitude; à trop vouloir rationaliser le monde, on s'empêche de le vivre pleinement. En s'y (re)connectant, une posture qui rappelle la Résonance de Hartmut Rosa, on peut trouver un apaisement essentiel à notre équilibre.

Le site de l'éditeur
Thèse de doctorat de Camille de Toledo – HAL science ouverte
Tribu RTS – Interview de l'auteur