Le monde d'hier

Zweig Stefan, Le Monde d’hier, Souvenirs d'un Européen. Le livre de poche, Belfond 1993
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En livrant son autobiographie à la veille de son suicide Zweig révèle l'étendue de son désarroi devant la fureur nazie. Cette incertitude tranche avec une lucidité et une ouverture qui contribuèrent à ses succès éditoriaux.

Plus un homme d'Europe avait vécu en Européen, et plus durement il était châtié par le poing qui faisait voler l'Europe en éclats.

p. 327


Si le testament de Stefan Zweig permet de situer l'auteur autrichien dans son époque, il révèle aussi la trajectoire de l'humain inséré dans une société. Celle à laquelle appartient Zweig est de la “bonne bourgeoisie juive” viennoise. L'empire austro-hongrois se délite et pourtant la culture étincelle soutenue par cette communauté de Juifs “[é]mancipés de bonne heure de l'orthodoxie religieuse, [qui] étaient des adhérents passionnés de la nouvelle religion du «Progrès»”. Soutenir les arts leur permettait de rompre avec la réputation du Juif mesquin liée aux tâches commerciales dans lesquelles il leur était permis d'exercer. Dans le contexte impérial, cette aspiration à s'élever en considérant la dimension cosmopolite de l'art n'est pas particulièrement rédhibitoire.
Zweig s'ennuie au lycée : les enseignants sont indifférents à l'élan des étudiants. L'Université, à Vienne ou à Berlin, ne répond pas davantage aux attentes de cet esprit vif enflammé par la création artistique. Alors que les professeurs “marqu[ent] à l'encre rouge les virgules manquantes dans nos devoirs d'écoliers” les élèves s'essaient à la versification.

La seule chose qui puisse nous donner une légère idée de cet insaisissable processus de création, ce sont les pages manuscrites, et principalement celles qui ne sont pas destinées à l'impression, les esquisses encore incertaines, semées de corrections et à partir desquelles ne se cristallisera que peu à peu la forme définitive et valable.

p. 408

Il est conscient d'appartenir à une élite privilégiée, détachée des contingences matérielles, qui lui permet de voyager en Europe, en Inde et en Amérique du Nord. Il poursuit également son travail d'écriture et réussit à placer quelques textes à le Neue Freie Presse puis à être édité par Insel-Verlag, une maison renommée. Son activité l'amène à se lier durablement au poète belge Emile Verhaeren et à Romain Rolland.
Le fracas des armes de la Première Guerre mondiale ne peut que heurter cet esprit cosmopolite. Il a observé la montée des antagonismes qu'il attribue aux dérives de la propagande. Engagé à des tâches administratives, il vit le conflit avec distance. Lors d'une mission en Galicie il prend néanmoins conscience des fractures de le communauté juive : les ghettos dans lesquels sont maintenus les Juifs orientaux ne peuvent aucunement être comparés à son milieu. À l'occasion de ce déplacement il constate aussi une réelle proximité entre soldats des différentes armées; on ne distingue qu'à peine le prisonnier russe de son gardien de la “double monarchie”.
Ces premières expériences de formation constituent le
Monde de hier auquel l'auteur se réfère pour l'opposer à son présent d'écrivain en exil. Cette phase correspond à une période de liberté de mouvement et d'émancipation. Les politiques hygiénistes favorisent par ailleurs la perception de l'environnement comme un lieu d'épanouissement et plus uniquement comme un milieu dangereux.

Jamais l'Europe n'avait été plus puissante, plus riche, plus belle, jamais elle n'avait cru plus intimement à un avenir encore meilleur. Personne, à l'exception de quelques vieillards déjà décrépits, ne regrettait plus, comme autrefois, le « bon vieux temps ».
Mais ce n'étaient pas seulement les villes qui changeaient; les hommes eux-mêmes devenaient plus beaux et plus sains grâce au sport, à la nourriture meilleure, à la réduction de la durée du travail et à une relation plus intime avec la nature.

p. 231

La crise monétaire qui suit le conflit marque pour lui un point d'inflexion. L'hyperinflation fait et défait les monnaies de manière imprévisible. et “tandis que fondait la valeur de la monnaie, toutes les autres valeurs se mettaient à glisser !”
Alors que Zweig présente la première décennie du siècle comme une époque d'émancipation, les années 1923 à 1933 sont celles d'une certaine dégénérescence. Il retient certains progrès, par exemple l'abaissement de la barrière entre hommes et femmes qui met fin au mépris des corps. L'extravagance qui accompagne ce gain de liberté représente cependant pour lui la porte ouverte aux dérives autoritaires qui commencent à s'exprimer en Italie, en Allemagne et en Espagne. Partout des groupes d'adeptes fanatisés exercent le coup de poing en bénéficiant d'un équipement neuf qui contraste avec l'indigence de larges pans de la population.
Cette montée de la haine contraste, selon l'auteur, avec la propagande qui a mené à la Première Guerre. Les événements qui l'ont précédée se jouent dans un monde où ceux qui peuvent se le permettre se déplacent librement, alors que les frontières deviennent des obstacles à l'approche de la Seconde Guerre. Dans la sphère germanique, très hiérarchisée autour de l'aristocratie, les valeurs qui fondent la culture européenne restent prégnantes lors du premier conflit. Zweig considère l'enthousiasme des appelés à partir au front comme une adhésion à l'ordre social et les efforts des belligérants à conserver malgré tout une offre culturelle comme un attachement aux valeurs supranationales. Bien qu'auteur reconnu de l'entre-deux-guerres, les idéaux de Zweig le rattachent davantage aux prémices du XXe s. La mise en scène des autodafés et l'interdiction de ses ouvrages par le régime national-socialiste sont au contraire la négation d'une civilisation commune.
Zweig lie son attachement à la vie artistique à son appartenance à la “bonne société juive”; Il se revendique pourtant comme détaché de la religion. Les attaques que les Juifs subissent lui semblent d'autant plus absurdes qu'ils ne représentent pas une communauté homogène. Par ailleurs, la dissolution de l'identité juive dans la société européenne prive les exclus des réconforts de la foi au nom de laquelle ils sont persécutés. Cette négation de l'identité lui est insupportable.
Si l'écrivain montre une certaine arrogance dans la relation de son parcours académique, il présente sa situation d'émigré avec amertume. En décrivant l'évolution de sa capacité à vivre les soubresauts de l'histoire, son récit dépasse la dimension personnelle et expose diverses phases qui marquent la vie humaine; la compréhension du monde varie au gré de notre maturité.

Souvent, dans mes rêves de cosmopolite, je m'étais secrètement représenté combien il devait être délicieux et, à vrai dire, conforme à mes sentiments les plus intimes d'être sans nationalité, de n'avoir d'obligations envers aucun pays et, de ce fait, d'appartenir indistinctement à tous. Mais une fois de plus je dus reconnaître combien notre imagination humaine est insuffisante et que l'on ne comprend vraiment les sentiments les plus importants, justement, que quand on les a éprouvés en soi-même.

p. 475

Dans ce contexte, les critères de choix pour la constitution de sa collection invisible soulignent l'évolution de sa personnalité. En l'orientant vers le moment culminant de la pensée créatrice, Zweig nous rend attentifs à la fugacité des éléments déterminant l'existence. En étant contraint de renoncer à sa quête de l'étincelle de vie, son goût pour l'existence s'est éteint.

Site de l'éditeur
Tapuscrit original – The National Library of Israel