Puzzle balkanique

HOLENSTEIN René. Dieses Schiksal unterschreibe ich nicht. Gespräche im Balkan. 2007. Zürich. Chronos Verlag

Présentation de l'ouvrage sue le site de Chronos

Le criminel et sa victime ont tous les deux survécu : c’est les conditions préalables du procès [d’Auschwitz]. Ce qui les sépare, aujourd’hui, c’est avant tout la psychologie du souvenir, du mécanisme d’oubli. Les uns veulent oublier et ils ne le peuvent pas, aux autres on demande de se souvenir mais ils ne le peuvent pas non plus, ils ont tout oublié.

Horst Krüger, Un bon Allemand

Couverture de Gespräche im Balkan
Constitué à partir de la retranscription de 19 interviews, ce livre permet un regard renouvelé sur les différents qui ont conduit à l’éclatement de la Yougoslavie et sur les perspectives de cette région. Les propos recueillis par René Holenstein, qui fut plus de quatre ans coordinateur de la DDC (direction du développement et de la coopération –de la Confédération suisse–) en Bosnie-Herzégovine, auprès d’intellectuels actifs dans les milieux culturels et ceux des droits de l’homme, observateurs attentifs des réalités régionales, éclairent les paradoxes d’une république fédérale populaire yougoslave plus ouverte que les démocraties populaires, mais peu attentive au dialogue démocratique.
Entre les empires austro-hongrois et ottoman, les Yougoslaves ont toujours partagé les mêmes terres. La seconde Guerre mondiale n’y a pas réellement pris fin, les contentieux entre les Oustachis (Croates alliés à l’Allemagne) et les Tchetniks (partisans serbes) n’ont toujours été vus que du point de vue des vainqueurs sans considérer la complexité de la réalité. Ces blessures de la Guerre –qui ne se sont pourtant pas pires que dans d’autres pays– ont facilité les manipulations de la population dans les années 1990 lorsque les partis ont fait croire que les agresseurs d’autrefois reprenaient leur besogne.
Sous la coupe du Parti communiste conduit par Tito, le pays souffrait d’un important déficit démocratique. Alors que les idées y circulaient relativement librement grâce à la presse et à la littérature étrangères, il n’était pas admis de critiquer le Parti. Des manifestations et des grèves ouvrières eurent également lieu en Yougoslavie en 1968 ; elles étaient difficilement compréhensibles dans ce pays où les ouvriers détenaient le pouvoir –du moins constitutionnellement– et qui, ayant rompu avec le Pacte de Varsovie, jouait un rôle sur la scène internationale au sein des non-alignés. Par crainte de perdre leur pouvoir en permettant une libéralisation, les élites communistes soutinrent les divers nationalismes rouges dans les républiques membres de la fédération. La Constitution de 1974 renforça les droits de ces républiques en leur reconnaissant même le droit à l’auto-détermination.
La langue commune, le Serbo-croate, se décline aujourd’hui en quatre idiomes : le bosniaque, le croate, le serbe et le monténégrin, pour des raisons politiques. Cette nouvelle situation freine ainsi la diffusion des écrits entre les diverses entités qui de leur côté favorisent le changement des noms de localités, la correction de livres et la recherche de nouveaux symboles. Alors que les Yougoslaves lisaient les mêmes livres et écoutaient la même musique, les liens entre ces cultures se font maintenant avec l’aide des organisations internationales. Cette réalité est également présente dans les communautés expatriées qui sont très sensibles à la transcription des patronymes.
En Serbie, le renversement du régime de Milosevic n’a pas suffi à rétablir une démocratie et le pays a besoin de sérieuses réformes structurelles et, plus que les autres républiques, de regarder avec lucidité son passé récent. Le rôle des médias dans la propagation des idées nationalistes qui ont conduit aux guerres en Yougoslavie est évident, mais comme l’ont montré les contre-manifestations pendant les funérailles de Milosevic, les courants d’opinion sont plus divers que nous le montre la presse internationale. C’est une raison suffisante pour réviser nos a priori relatifs aux diverses communautés des Balkans et, plus généralement, veiller à garder un esprit critique face à une presse qui caricature souvent la réalité.
La situation en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo est aujourd’hui particulièrement préoccupante. Ces deux régions sont de fait des protectorats dont les ressources proviennent quasi exclusivement des emplois fournis par les différentes organisations garantes des accords internationaux. En Bosnie, ce contrôle sur les deux entités ethniques constitutives du pays ne permet pas la constitution d’un tissu économique et la priorité des droits ethniques sur les droits individuels empêche tout réel processus de démocratisation. Cette situation est particulièrement mal ressentie par les femmes dont le statut s’est dégradé particulièrement dans les zones à prédominance catholique et musulmane.
Au Kosovo, la présence ottomane s’est soldée par un retard économique, que les années du régime titiste n’ont pas vraiment comblé. En réaction à cette discrimination économique, les Albanais se sont forgé une identité culturelle très forte en se présentant comme les descendants des Illyriens, les premiers habitants des Balkans. Cette quête identitaire a renforcé le statut de la langue –non slave– des Kosovars et leur besoin de se trouver des héros nationaux parmi lesquels Skanderbeg (1405-1468). Cependant l’aire linguistique albanaise est séparée en deux zones, celle du Nord où l’on parle le Guègue et celle du Sud où le Tosque (env. un tiers des albanophones) domine. Le dictateur staliniste Enver Hoxha décréta en 1972 que le Tosque modernisé serait la nouvelle langue officielle, emblématique du nationalisme albanais. Cette initiative a rendu difficile la constitution d’une identité kosovare propre, ce qui est particulièrement dommageable dans cette entité multiethnique constituée de 90% d’albanophones. Le statut du Kosovo qui se décidera dans les premiers mois de 2008 pourrait faire éclater de nouveaux conflits avec la possible envie des régions limitrophes de rejoindre un nouvel État ethnique au risque de déstabiliser les minorités. La principale difficulté du nouvel État pourrait être l’absence de tissu économique –ruiné par la guerre- souffrant du manque de légitimation réglementaire et par la perspective du tarissement des sources de capitaux dépendant de la présence de la force internationale.
Les conséquences des conflits dans les Balkans sont donc importantes, mais comme le relève Carla Del Ponte dans sa postface, la majorité des interlocuteurs de René Holenstein sont prêts à poursuivre leurs efforts pour le rétablissement des valeurs fondamentales dans cette région.

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