2020

Homo Deus

Harari Yuval Noah, Homo Deus, Albin Michel, 2017.

L'étude de l’histoire a pour but de desserrer l'emprise du passé. Elle nous permet de tourner la tête à notre guise, et de commencer à repérer des possibilités que nos ancêtres n'auraient su imaginer ou n'ont pas voulu que nous imaginions. En observant la chaîne accidentelle de événements qui nous ont conduits ici, nous comprenons comment nos pensées mêmes et nos rêves ont pris forme, et pouvons commencer à penser et à rêver différemment. Étudier l’histoire ne nous dira pas que choisir, mais cela nous offre au moins davantage d’options.

p. 73

Dans son best-seller Sapiens, Hariri brosse l'évolution de l'humanité dans une perspective macro historique. Il utilise ses talents de communicateur pour mettre en opposition les capacités de l'homme à s'organiser en sociétés toujours plus étendues et sa mémoire de comportements ancestraux. Parmi les multiples traces de stades antérieurs de l'évolution biologique et/ou de l'organisation sociale, il relève la tendance irrationnelle à se nourrir avec excès qui met même l'espèce en danger. Dans une écosphère, désormais étendue à la totalité du globe, ces atavismes participent aussi de la complexité du monde au même titre que les valeurs concurrentes que s'attribuent les hommes.
Dans ce deuxième volet Harari se veut prospectif. Il change de perspective pour se concentrer sur les axes de recherche et ce qu'ils disent des projets de l'homme pour son avenir. Son essai n'est pas un livre d'anticipation, mais adopte, dans une vision large, une approche davantage philosophique. L'auteur reprend maints éléments historiques de Sapiens qu'il réorganise de manière à dénouer les confusions qui mènent trop souvent à de vains débats.

Photo de Jan Antonin Kolar sur Unsplash

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Destiny

Fleutiaux Pierrette, Destiny. Actes Sud, Babel, 2016.

Le dernier livre de Pierrette Fleutiaux (1941-2019) est un récit sensible qui traite de la migration. Paru en 2016, alors que la vague migratoire qui venait de déferler sur l'Europe était une urgence politique, ce texte traite de la rencontre de deux femmes Anne et Destiny.
Anne revient d'une virée d'achats en prévision de la naissance de sa petite-fille lorsqu'elle croise une femme enceinte, l'air mal, appuyée contre un couloir de métro. L'hôpital vers lequel Destiny se dirige étant précisément sur son chemin, Anne l'accompagne.

Et Anne qui n'a vaincu aucune mer, qui n'a affronté ni la soif ni les hommes enragés, et dont le regard n’a jamais fait plier quiconque, Anne est fière de Destiny.
Elle voudrait que sa multitude se lève devant cette femme, Destiny, devant son courage, sa force, se lève devant elle au lieu de l’ignorer, de la repousser ou de lui faire l’aumône de quelques bulles d’air à respirer. Elle dit à sa multitude qu’un pays appartient autant à ceux qui l'ont conquis à travers mille épreuves qu'à ceux qui s’y trouvent par fait de naissance, appartient autant à ceux qui l'ont mérité qu’à ceux qui en ont simplement hérité.

p. 37

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Souvenir de Pessoa

Frédéric Pajak,
Manifeste incertain 8 – Cartographie du souvenir. Noir sur blanc, 2019
Manifeste incertain 9 – Avec Pessoa,…. Noir sur blanc, 2020


Lorsque Frédéric Pajak présente le dernier volume de son Manifeste incertain, il semble éprouver une certaine nostalgie à refermer cette aventure éditoriale, rêvée sans fin. L'auteur et dessinateur évoque cependant d’autres formats pour poursuivre son besoin d'aller à la rencontre du public.

Contrairement peut-être aux apparences, mes mots écrits sont parcimonieux.
Je les arrache un à un avec difficulté. Rien ne coule de source. Je n’écris des mots que pour les imprimer: je garde peu, ne jette rien, ou presque. Je réécris. Publier, c’est donner — mais c’est aussi recevoir.
Publier, c'est un acte de bravoure aussi égoïste que généreux. Chaque mot publié met en danger tous les autres, comme dans le jeu du Mikado

p. 106 (vol. 8)


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Et mon cachot trembla…

Baldwin James, La prochaine fois, le feu. Préface de Christiane Taubira, Gallimard, 2018.

Tu es né là où tu es né et as été confronté avec l'ennemi avec lequel tu as été confronté parce que tu étais noir et pour cette seule raison. Ainsi avait-on fixé, et à jamais pensait-on, des bornes à ton ambition. Tu étais né dans une société qui affirmait avec une précision brutale et de toutes les façons possibles que tu étais une quantité humaine absolument négligeable. On n'attendait pas de toi que tu aspires à l'excellence. On attendait de toi que tu pactises avec la médiocrité.

p. 29

Les deux textes publiés en 1962 dans The Progressive et The New Yorker et édités sous le titre The Fire Next Time sont complémentaires. Au pied de la Croix convainc que l'éloquence de Et mon cachot trembla… n'est pas que feinte émotion.
Comme Chimamanda Ngozi Adichie, Baldwin choisit la forme de la correspondance pour traiter du racisme à l'occasion du centenaire de l’
Émancipation. Dans sa lettre à Ijeawele, l'autrice nigériane dénonce la même assignation des femmes à une condition déterminée, socialement inférieure. Écrits à plus de cinquante ans d'écart ces deux textes mettent en évidence les mécanismes d'exclusion et la difficulté de les renverser. 

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Les années

Ernaux Annie, Les années, Gallimard Folio 2017.

Annie Hsiao-Ching Wang – The Mother as a Creator – Images Vevey

Le projet artistique de la taïwanaise Annie Wang, plongée conceptuelle dans l'aventure de la maternité, et l'autobiographie d'Annie Ernaux découverts la même semaine font partie de ces hasards qui illuminent.
Le récit d'Annie Ernaux nous entraine simultanément dans l'histoire d'une génération et le parcours intime de l'écrivaine.blogEntryTopper Lire la suite...

Or noir

Auzanneau Matthieu, Or noir : la grande histoire du pétrole, La Découverte poche 2016.

Appelé à s'imposer comme vecteur fondamental du développement de l'économie, le pétrole n’en est pas moins une anomalie pour la science économique. Une anomalie qui, bizarrement, ne sera pratiquement jamais soulignée : selon la plupart des économistes en effet, ce qui est précieux est d’évidence rare et cher ; à l’instar de l’eau, pourtant, l'or noir se révélera exister en quantités fantastiques, tout en étant terriblement précieux...

p. 43

Earlyoilfield

Pennsylvania, env. 1862 (wikimedia commons)

L'essai d'Auzanneau tente de mettre en perspective les incroyables développements technologiques engendrés par l'exploitation des ressources carbonées et l'échéance prévisible de leur épuisement. Cette énergie d'abord facilement exploitable a permis l'expansion des modèles industriels capitaliste et communiste. Ces progrès ont rapidement transformer l'humanité au risque de la précipiter vers sa perte.

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Résonance

Rosa Hartmut, Résonance : une sociologie de la relation au monde, La Découverte, 2018.

couverture resonance
La modernité tardive est caractérisée par une profusion de biens matériels ou virtuels. Seul un accaparement des ressources permet la diversité d'une offre qui, pourtant, ne suffit pas à faire le bonheur humain, même dans les sociétés les plus favorisées; l'accumulation de biens ne permet pas une vie pleine et entière. C'est dans ce contexte dominé par l'économie que Hartmut Rosa, sociologue et philosophe allemand, approfondit la question de la vie bonne.
Que ce soit par proximité culturelle, sociale ou générationnelle, son essai fait particulièrement écho.

Les relations au monde sont tout autant le fruit de visions culturelles du monde et de pratiques sociales que de dispositions physiques et psychiques individuelles ; c'est bien pourquoi ce livre ne propose pas une philosophie ou une psychologie des relations au monde, mais bien ce que j'appellerais une sociologie des rapports de résonance.

p. 124



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Le peuple contre la démocratie

Mounk Yascha, Le peuple contre la démocratie, L'Observatoire, La relève, 2018.

La campagne pour la votation sur l'initiative de limitation vient de rebondir, après sa suspension pour raison de crise sanitaire. Les arguments se sont affûtés depuis le dernier assaut de l'UDC contre l'emprise que l’Union européenne aurait sur la Suisse.
Dans ce contexte, l’analyse approfondie de Yascha Mounk consacrée à la crise des démocraties libérales, le modèle politique dominant en Amérique du Nord et en Europe occidentale, permet un décodage des conséquences du populisme.
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Beloved

Beloved, Toni Morrison. 10/18, 2008

Un fouet de peur vous cinglait l’intérieur dès que l’on voyait un visage de Noir dans un journal, que cette tête-là n’y figurait pas parce que la personne en question avait mis au monde un bel enfant, ou couru plus vite qu’une bande de poursuivants. Ou parce que cette personne avait été tuée, ou mutilée, ou attrapée, ou brûlée, ou emprisonnée, ou fouettée, ou expulsée, ou piétinée, ou violée, ou escroquée, car ça n’était guère assez intéressant pour être qualifié de nouvelle digne de paraître dans le journal. Il fallait que ce soit quelque chose d’extraordinaire — quelque chose que les Blancs trouveraient intéressant, réellement différent, méritant que l’on se suçote les dents quelques minutes, voire même que l’on ait un petit sursaut de surprise. Et il devait être difficile de trouver des histoires de Noirs capables de couper le souffle d’un citoyen blanc de Cincinnati.

p. 218-219

Que le portrait de Sethe paraisse dans un journal dit le tragique du fait divers qui a inspiré Toni Morrison. L'autrice étasunienne construit un roman intense, publié en 1987, dans lequel le question féminine, le lien maternel transcendent la problématique raciale.
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Le grand royaume des ombres

Geiger Arno. Le grand royaume des ombres : Gallimard. 2019. Traduction d'Olivier Le Lay.

Veit Kolbe, 24 ans, est évacué d'un méandre au Dniepr suite à des blessures au combat. Après un séjour en hôpital militaire, il peut retourner dans sa famille à Vienne. Son état émotionnel ne lui permet pas d'y supporter le climat pesant, les continuelles escarmouches avec son père, nazi convaincu. Grâce à un oncle, il se retire au Mondsee, dominé par le Drachenwand. «La paroi du dragon» bombe le torse au-dessus des localités […] sises au bord du lac. (p. 34)
Sans doute parce que cet escarpement n’est pas assez connu du public francophone, la traduction d’Olivier Le Lay nous entraîne dans «Le grand royaume des ombres» plutôt qu’«Unter der Drachenwand». Ces deux localisations sont évocatrices de lassitude et d'insécurité qui dominent dans ces années de fin de guerre.

Dans les gouffres les plus profonds du sommeil, là où règnent le froid et l’humidité, la guerre m’attendait une fois de plus, avec ses mille cinq cents journées d’épouvante, son odeur de sang, ses blés qui ondulent paisiblement dans le vent tandis que les partisans s’alignent devant la fosse et que la sueur leur ruisselle du front, ses villes où ne subsistaient plus que les cheminées des immeubles à l'instant où nous les investissions enfin. […]
L’œil hagard et le geste prudent, je me suis extirpé de mon lit comme on rampe hors d’une tranchée. Le front une fois encore venait de me submerger.

p. 67-68



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Traces

Tesquet Olivier. À la trace : Enquête sur les nouveaux territoires de la surveillance. Premier Parallèle, 2020

À mesure que notre liberté d'aller et venir semble grandir – on peut sauter dans le premier avion ou bondir dans le premier train, pour peu qu’on fasse encore partie des « gens honnêtes » – les technologies identitaires et disciplinantes se multiplient et se renforcent. Ce faisant, nous migrons collectivement de la photographie judiciaire vers la reconnaissance faciale, qui n’est rien d’autre que la mise en signal informatique des fiches anthropométriques de Bertillon. Quel est donc ce monde où un dispositif réservé à la traque des criminels récidivistes peut être étendu à l’ensemble de la population dans l'indifférence générale ?

p. 57

La technologie peut-elle offrir une application permettant de garder le contrôle de la pandémie de covid-19 ? Pister le virus offre une alternative séduisante au confinement dont les populations se lassent.
L'essai d'Olivier Tesquet, publié en ce début d'année 2020, ne répond pas à cette interrogation mais questionne la récolte de nos traces numériques.

Il est ainsi capital de questionner sans relâche la pertinence des choix derrière les technologies en devenir. Oui, une application pour empêcher de nouvelles contaminations peut être utile. Mais à condition qu’un débat démocratique intense et éclairé ait lieu.

Anouch Seydtaghia
Le Temps 27 avril 2020

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La guerre de Böll

Böll Heinrich. Lettres de guerre : 1939-1945. L'Iconoclaste 2018.

Heinrich Böll est une figure de la littérature allemande du XXe s. Sa critique de la politique de la République fédérale lui donne la stature de conscience de l'Allemagne de l’après-guerre, au même titre que Günter Grass, lui aussi récipiendaire d’un Prix Nobel de littérature.
Cette correspondance échangée surtout avec Annemarie, qui deviendra son épouse en 1942, illustre l’emprise du nazisme sur la pensée et offre une perspective sur la vie d’un soldat, peu zélé, du Troisième Reich.
Le travail éditorial de L’iconoclaste, par sa mise en évidence de quelques extraits et son usage de notes sobres et éclairantes, renforce l’intérêt de ce livre. Lire la suite...

Sapiens

Harari Yuval Noah. Sapiens : Une brève histoire de l'humanité. Albin Michel, 2015.

Moins de 500 pages pour écrire l'histoire de l'humanité, c'est vraiment bref. Dans son bestseller Sapiens, l'auteur montre son talent de vulgarisateur en utilisant une langue efficace, non dénuée d'humour.
Yuval Noah Harari insiste sur les ruptures intervenues au cours de l'histoire de l'humanité et s'intéresse à leurs conséquences sur la vie quotidienne et le bonheur des populations. Lire la suite...

La fin est mon commencement

Terzani Tiziano, Le grand voyage de la vie, Un père raconte à son fils. Les Arènes/Intervalles – Points, 2008.

Encore une découverte qui entre dans nos bibliothèques et qui se frotte aux livres qui s'y trouvent déjà pour ouvrir à l'autre et à soi-même…

Atteint d'un cancer en phase terminale, Terzani se détache du monde. Ce lâcher prise s'accompagne d'un retour sur le cours de sa vie qu'il élabore dans une suite d'entretiens avec son fils. Cette oeuvre posthume retrace les faits qui ont marqué la carrière de ce correspondant du Spiegel en Asie.
Le livre met en évidence la tension, toujours présente, entre les événements qui jalonnent l'histoire et le ressenti des individus.
Ce témoignage est ressourçant car il s'accompagne d'un parcours d'introspection que l'on pourrait considérer comme une quête mystique. Lire la suite...

La fin

blogEntryTopperKershaw Ian. La Fin : Allemagne 1944-1945. Ed. du Seuil, 2012.

Les raisons de l’effondrement de l’Allemagne sont évidentes, et bien connues. Mais celles permettant de comprendre pourquoi et comment le Reich de Hitler continua de fonctionner jusqu’à sa ruine finale sont moins claires. C’est ce que ce livre cherche à élucider.

p. 29

Spécialiste de Hitler, Ian Kershaw s'est naturellement intéressé au rôle du dictateur dans la Seconde guerre mondiale. Dans Choix fatidiques, il a analysé dix moments clés du conflit, entre 1940 et 1941, et montré en quoi la marge de manœuvre était étroite en tenant compte de l'ensemble des facteurs stratégiques et des éléments de politique intérieure.
"La fin" s'appuie davantage sur le vécu concret des Allemands pendant les derniers mois de la guerre pour éclairer la singularité d'un régime prêt à l'autodestruction. Kershaw évoque parfois les déplacements de troupes, mais la stratégie n'est pas sa principale préoccupation. Son intérêt se concentre bien davantage sur la dynamique qui a entraîné l'Allemagne dans son effondrement. Lire la suite...