Choix fatidiques

Kershaw Ian. Choix fatidiques : dix décisions qui ont changé le Monde, 1940-1941. Ed. du Seuil, 2014.

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Kershaw, connu pour ses recherches sur Hitler, s'intéresse aux circonstances qui ont entouré dix décisions de la Seconde guerre mondiale, événements qui sont retenus comme des moments-clés de ce conflit.
Malgré des redondances, parfois agaçantes, le livre de Kershaw aide à prendre conscience des multiples facteurs qui influencent un conflit aussi marquant. L'interaction entre les protagonistes, les intérêts intérieurs, les différents types de gouvernance sont autant d'éléments qui sont à prendre en considération.

Dans les démocraties […], le rôle de l'individu dans l'élaboration des choix fatidiques était plus grand qu'au Japon, quoique vraisemblablement moins crucial que dans les dictatures. Comme les dictateurs, les dirigeants des démocraties agissaient sur la base de systèmes idéologiques de croyances largement acceptés. En fait, l’attachement idéologique — en l'occurrence, aux libertés démocratiques ainsi qu’aux structures sociales et politiques qui les étayaient — était très certainement plus profondément et largement enraciné que les valeurs fascistes et militaristes de l’Allemagne, de l’Italie et du Japon ou que la vision du monde communiste de l’Union soviétique.

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Une décision suppose qu'il y ait des choix à faire entre diverses solutions disponibles. Pour les acteurs concernés, même les plus idéologiquement engagés (ou aveuglés), il y avait des considérations vitales en jeu, des évaluations cruciales à faire, d'énormes risques à prendre. Il n'y avait pas de voie inexorable à suivre. Dans chaque cas, ce livre se demande donc pourquoi telle option fut retenue de préférence à telle autre, en posant le plus souvent explicitement la question de ce qui aurait pu se produire si un autre choix avait été fait.

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Alors que les acteurs qui ont déclenché le Premier conflit mondial semblaient agir comme des somnambules, selon le titre de l'ouvrage de Clark, les dirigeants de l'Axe étaient bien déterminés à accroître leur zone d'influence en étendant leur territoire. Cette volonté d'expansion, au centre de la propagande, paraît d'ailleurs tellement prioritaire que chacun des états mènera sa propre politique sans se coordonner avec ses alliés. Les dirigeants cherchent à s'assurer de la loyauté des partenaires, mais ignorent les considérations stratégiques. Cette fausse assurance aura des conséquences puisqu'elle précipitera la décision des États-Unis de prendre un rôle plus actif dans le conflit.
Kershaw, s'appuyant sur une importante littérature, essaie de montrer que si des alternatives à ces choix existaient, le contexte en réduisait singulièrement le nombre et la faisabilité. Par ailleurs, ces options étaient aussi déterminées par des considérations matérielles. Les forces respectives de chacun des belligérants étaient évaluées selon leur évolution probable. Dans une époque où chaque nation accroissait son potentiel militaire, il convenait de trouver l'équilibre entre son pouvoir offensif et la capacité de riposter de l'adversaire.
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Fireside chats du Président Roosevelt – 11 septembre 1941

Je n'avais jamais pris conscience que la décision allemande d'attaquer l'URSS avait été prise quasiment une année avant l'offensive. Je suis d'ailleurs étonné que, si j'en crois Kershaw, les Soviétiques n'aient pas été informés de ce revirement de la politique hitlérienne. Ils s'attendaient certes à cette trahison. mais elle restait de l'ordre de la menace.
En détaillant le fonctionnement de l'Etat et le rôle des instances dirigeantes, l'auteur montre que le système politique est déterminant dans ces circonstances. La force d'un pouvoir n'est effective que si des contre-pouvoirs permettent d'éviter les dérives. A cet égard, la "paranoïa" de Staline, à l'origine des purges dans l'armée, est un exemple du danger que représente l'autoritarisme. D'une part, cette saignée a considérablement affaibli le potentiel défensif de l'URSS. comme l'a prouvé l'avancée rapide des troupes allemandes en 1941. D'autre part, Staline exerçait un tel contrôle qu'il ne percevait pas les avertissements des hauts dignitaires de l'Etat. Ces derniers étaient tellement habitués à flatter Staline que leurs mises en garde restaient probablement timides.
Cette analyse n'encourage pas à l'optimisme 80 ans après le déclenchement des hostilités, le 1er septembre 1939. En effet, les attaques incessantes sur l'appareil d'Etat (hauts fonctionnaires, représentants politiques, personnel diplomatique) d'un Président Trump, par exemple, affaiblissent le système démocratique. Elles influencent aussi l'opinion publique en instillant l'idée qu'une nation est brimée par les autres. Dans ce contexte, le rôle des contre-pouvoirs (justice, pluralisme politique, presse,…), voire des instances internationales, est indispensable pour éviter le risque d'une dérive autoritaire.

Les risques colossaux que l'Allemagne et le Japon étaient disposés à prendre s’enracinaient au fond dans la conviction des élites dans les deux pays : l'expansion était impérative pour acquérir un empire et s’arracher à leur rang de nations « déshéritées ». Le grand défi tenait à la domination impérialiste de la Grande-Bretagne et à la puissance internationale (même sans empire formel) des États-Unis. La nécessité de contrer de toute urgence la disparité économique croissante, tout particulièrement la puissance matérielle toujours plus grande des États-Unis, qui avec le temps ne pouvait que jouer contre les nations « démunies », signifiait qu’il n’était pas question de retarder la quête de domination, qui était vue comme le fondement de la puissance nationale.

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L'essai de Kershaw met en évidence l'importance des antécédents dans la liberté de choisir une option plutôt qu'une autre. L'impasse du Brexit est une conséquence, à mon sens, du délitement de la démocratie. Si, par le passé, le discours officiel avait trop de poids et ne révélait qu'une part de la réalité, les manipulations actuelles, pour servir des intérêts limités, sont encore plus néfastes. Les mensonges d'un Boris Johnson pendant la campagne référendaire ne lui font pas honneur. Comme chef de gouvernement, il serait légitimé à réaliser la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne, mais une partie des citoyens s'est fait une opinion sur des arguments fallacieux. La situation en devient inextricable. Ne pas quitter l'Union, c'est aller contre la volonté populaire; la quitter, c'est ignorer les manipulations qui ont précédé le vote. Dans un récent commentaire Les factures arrivent bien plus tard, Joëlle Kuntz relève que cette situation est la conséquence de visées électoralistes. En rendant l'Union européenne responsable de leurs mauvaises décisions, les leaders des partis britanniques, ont pensé renforcer leur assise. Ils ont, au contraire, exacerbé les mécontentements et déchiré leurs formations politiques.
Lorsque le Parlement du Royaume-Uni a pris la décision de s'opposer durablement à l'Allemagne nazie, au printemps 1940, il s'est essentiellement basé sur le travail du cabinet de guerre qui réunissait cinq membres seulement. Comme l'indique Kershaw, et comme cela apparaît dans le film
Darkest Hour, les Chambres des Communes et des Lords ont cependant exigé une solide argumentation de la part de Churchill. Le débat parlementaire qui a suivi a été un élément déterminant dans le ralliement de la nation à une cause commune. Cette recherche d'un dénominateur commun à tout niveau est la seule voie pour avancer de manière positive en vue de résoudre les défis de l'humanité.

Commentaire de Thierry Jobard sur cairn.info