Au risque de se dévoiler...

Zeh, J. Trojanow, I (2010). Atteinte à la liberté: les dérives de l'obsession sécuritaire. Arles: Actes Sud.

Le citoyen moderne utilisateur de technologies de l’information est aveugle face à la société de surveillance. Il aime à se mettre en scène publiquement. À poser sur des pages web : il s’exprime partout, la plupart du temps sans réfléchir, et partage sa sphère privée avec des étrangers. (p. 146)

Juriste de formation Juli Zeh, auteure notamment de La fille sans qualités, dans une langue vive attire l’attention sur les tendances liberticides de la société globalisée. Sous prétexte de lutte contre le terrorisme, justifiée par le traumatisme des attentats du 11 septembre 2001, les règles démocratiques sont mises en danger par la conjonction de la technique et de la dérive sécuritaire.
Les auteures s’inquiètent de l’omnipotence de “la guerre contre le terrorisme”. La logique d’affrontement entre les blocs qui prévalait avant 1989 a cédé le pas à une concurrence subtile entre états. Les déséquilibres qui perdurent depuis la “Chute du Mur” créent un sentiment d’insécurité. Les conflits dissymétriques de la lutte contre le terrorisme permettent de faire passer cette concurrence au second plan, en nommant un ennemi diffus. Zeh et Trojanow s’interrogent : Pourquoi la “menace terroriste” est-elle amenée à servir de justification aux amples mesures de restructuration politique et sociale ? Sans nier les conséquences des actes terroristes pour les victimes et leurs proches, elles relativisent leur impact en termes juridiques en constatant la faible probabilité que nous avons d’être concernés par cette menace. Les accidents de la circulation, la grippe, les infections nosocomiales sont des dangers bien plus réels…
Ces menaces justifient l’établissement de lois d’exception, la mise en place d’une surveillance accrue, d’entraves à notre intimité. Cette intrusion dans notre vie privée est contraire aux valeurs démocratiques des sociétés libérales. Juli Zeh et Ilija Trojanow dénoncent l’imposture qui consiste à utiliser des moyens qui nient le droit pour soi-disant sauver la société. Elles mettent en garde contre le glissement sémantique qui postule que qui n’a rien à se reprocher n’a pas à craindre le contrôle renforcé de sa vie privée…
Naviguer sur Internet laisse des traces comme le révèlent les gazettes après chaque fait divers en divulguant les sites que le coupable a consultés avant son forfait.
Tenir un blog et rendre public ses opinions, se dévoiler, constitue un risque. Mais cette mise en garde des auteures est un plaidoyer pour l’optimiste et pour la démocratie : Nous avons vécu la fin de la guerre froide, nous nous souvenons du manque de liberté dans le bloc de l’Est, nous avons repris espoir en une cohabitation pacifique sous nos latitudes et dans le plus de régions du monde possible. La démocratie n’est pas un modèle en fin de course, si nous n’y renonçons pas, elle peut encore nous garantir à l’aube de l’ère de l’information, une vie de liberté et d’autodétermination. (p. 156)

Morceaux choisis

Nous pouvons nous défendre contre tout ce que l’Etat entend nous imposer. C’est l’essence des sociétés libérales. Tous les droits dont nous jouissons aujourd’hui – par exemple dans nos rapports avec les tribunaux, la police ou autres institutions – sont les fruits du scepticisme individuel et de la résistance collective, depuis des siècles. (p. 19)

Mais qui est lâche ? Celui qui, par peur des terroristes, veut modifier des pans entiers de notre Constitution, ou bien celui qui s’accroche à ses convictions fondamentales et croit à la persistance de notre Etat de droit ? Il ne s’agit pas de savoir si la démocratie et la liberté doivent être défendues, mais de quelle manière et contre qui elles doivent être défendues. (p. 47)

La sécurité n’est pas un fait mais un sentiment. Celui qui ces dernières années aura été témoin de l’emballement médiatique à propos de la maladie de la vache folle, de la grippe aviaire, et bien sûr, encore et toujours, du terrorisme, n’aura pas l’impression que le monde aujourd’hui soit plus sûr qu’il y a cent ans. Or, à l’époque, les populations allaient être confrontées à deux guerres mondiales, sans parler de la grippe espagnole qui emporta 25 millions d’êtres humains. (p. 54)

Garantir la sécurité est un leurre parce qu’aucun risque ne peut être totalement éliminé. Au fond. Nous le savons tous. Mais nous l’oublions aussitôt que les hommes politiques et les journalistes nous confrontent à une nouvelle vision d’horreur. (p. 55)

Détournement d'une campagne CDU

www.cdu.de/portal2009/27919.htm [avril 2011]


Le site netzpolitik.org a lancé un concours de détournement d'affiches sur la base de cette publicité de la campagne de l'automne 2009 présentant Wolfgang Schäuble, alors Ministre de l'Intérieur. Les pastiches conviendraient pour illustrer les propos de Zeh et Trojanow ! sur flickr ->

[…] les journalistes se font les prophètes d’une menace qui n’a pas de contours. C’est le règne de la peur. La peur fait vendre du papier, la peur rapporte des voix, la peur stimule l’inventivité des politiciens sécuritaires, la peur est partout présente dans les diagnostics sur l’époque actuelle et les pronostics pour l’avenir. La peur a laissé loin derrière elle ce qui est censé l’avoir provoquée, “la menace terroriste“. Elle n’a plus […] le moindre lien rationnel avec la situation sécuritaire dans laquelle nous nous trouvons. (p. 135)

l’abolition des frontières signifie la liberté pour les individus et la perte du contrôle pour les détenteurs du pouvoir, qu’il s’agisse de régimes autoritaires ou de gouvernement démocratiquement légitimés. Cette perte de contrôle est désignée, dans la pensée et la rhétorique des élites politiques, comme un “problème de sécurité“. (p. 137)

Dans le monde merveilleux des nouveaux jouets qui mois après mois sont mis sur le marché, il manque encore et toujours la conscience de ce qui est “mien” et de ce qui est “tien”. Pour un objet, par exemple une maison, une automobile ou un vêtement, nous avons un sens développé de la possession et de la propriété. Nous savons instinctivement ce que veut dire “Ceci m’appartient” et notre réaction est de résister quand on veut nous l’enlever. Pour des données que nous ne voyons pas et dont la valeur, pour beaucoup, par manque d’expérience, reste difficile à estimer, cet instinct ne fonctionne pas encore. (p. 145)

Le XXe siècle nous a laissé en héritage des bouleversements au milieu desquels les forces politiques et économiques luttent pour établir une nouvelle répartition du pouvoir, sans que les règles indispensables (les lois ou les codes de comportement non écrits) soient encore assez efficaces pour protéger comme il se doit les acteurs les plus faibles, les particuliers. L’État tente de remplacer par la surveillance technique des mécanismes de contrôle qui, en d’autres temps, faisaient que l’individu, par ses liens idéologiques, familiaux ou religieux, était prévisible. L’économie améliore ses performances pour aborder un avenir où le mieux informé sera le plus fort. Et au milieu, il y a le citoyen, qui se caractérise encore, dans une certaine mesure, par son ingénuité. Il se laisse séduire, se laisse mener en bateau, se laisse rouler. (p. 147)

La lutte contre le terrorisme a tendance à se muer en un combat contre les “comportements nuisibles à la société”. Si nous en arrivons là, on pourra dire qu’en chaque citoyen sommeille un petit terroriste, et ce sera le déclin de la société libérale. (p. 153)

Le site de Juli Zeh
La page de Juli Zeh chez Actes Sud
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Frédéric Kaplan Le droit au secret. Le Temps 21 janvier 2015