Je vous écris de Téhéran

Delphine Minoui, Seuil 2015

Étonnamment, Fatemeh s’occidentalisait à mesure que je m'iranisais. C’était comme si nous déteignions l’une sur l’autre.

p. 235


L’auteure, père iranien et mère française, diplôme de journaliste en poche, désire renouer avec ses racines persanes. Elle suit, pour plusieurs médias français, la troisième décennie de la Révolution iranienne.
Après sept ans de gestation, le livre qu’elle consacre à ses espérances et à ses désillusions prend la forme d’une adresse à son grand-père paternel. Il mêle reportages et expériences personnelles, analyses sociopolitiques et intimités familiales.
Sa découverte de l’Iran lui fait prendre conscience de la béance entre son appartenance à une génération de Français pour laquelle “[la] liberté n’était pas un combat, c’était un mode de vie” et celle des jeunes Iraniens “[qui] tels des acrobates, […] slalomaient au quotidien entre les obstacles qui se dressaient, malgré les réformes, sur leur passage.“
Dans les premières années de la présidence Khatami (1997-2005), l’étau de la République islamique se desserre quelque peu, mais toute tentative de transgresser ses codes expose au danger. Les Bassidji, liés aux Gardiens de la révolution islamique, veillent et sont susceptibles de réprimer dans la violence toute manifestation, même privée, qu’ils jugent subversives.

[Sara] venait d'une famille dont la foi éclairée avait beaucoup souffert de la prise du pouvoir par les religieux. Comme Baghi, dont ils étaient proches, ses parents avaient vécu l'espoir et la fièvre de la révolution. Très vite, ils avaient fait l'amer constat que la République islamique trahissait l'islam plus qu'elle ne le servait.

p. 230


Comme aujourd’hui, le pouvoir oscille entre la Présidence élue (plus ou moins) démocratiquement et le Guide suprême Ali Khamenei. Ces deux instances sont en concurrence et les Iraniens doivent composer avec un espace de liberté mal défini. Pour Delphine Minoui et ses collègues journalistes, les libertés sont restreintes, le pouvoir étant très pointilleux sur la conformité de l’image rapportée avec la propagande officielle. La magie persane est, pour l’observateur occidental, précisément la capacité des Iraniennes et des Iraniens à saisir chaque occasion d’exercer leur liberté. Pour le reporter qui essaie de transmettre cette réalité, la confrontation avec les services de renseignement est inévitable. 
Les convocations par diverses instances de contrôle, les péripéties pour recevoir une accréditation ponctuent le récit. Delphine Minoui, pour faire comprendre les paradoxes de l’Iran à ses lecteurs et ses auditeurs, rencontre des religieux, même reconnus, qui ne sont pas dans la ligne du Guide. Elle dévoile l’écartèlement de Bassidji entre leur mission conservatrice et leur envie de liberté. Ces témoignages sont intolérables dans les périodes de tension électorale et dans les phases de repli, comme sous la Présidence de Mahmoud Ahmadinejad. La journaliste prend des risques pour défendre ses valeurs et questionner le discours officiel. 

Une véritable machine à broyer l'Iran moderne était en marche. Au nom d'un danger extérieur, tantôt américain, tantôt israélien, Ahmadinejad avait sciemment déclaré la guerre à son propre peuple. Chaque jour, il peignait un peu plus le pays en noir. Un deuil national permanent qui étouffait jusqu'aux rires. Après avoir embastillé ses derniers bourgeons, il était en train de voler au moindre Iranien l'envie de respirer. De vivre.

p. 220

L’alternance entre le discours journalistique et la lettre à son grand-père interroge sur la transmission de la « vérité ». Elle permet aussi à l’auteure de rendre compte d’une réalité polymorphe entre objectivité des faits et subjectivité des acteurs. Elle permet au lecteur de saisir le rapport du journaliste à la réalité.