Le génie de la dépendance

Joëlle Kuntz, La Suisse ou le génie de la dépendance, éditions Zoé, 2013

Chroniqueuse au Temps, Joëlle Kuntz aime replacer les événements politiques présents dans leur contexte historique et rappeler les faits historiques qui modèlent notre présent. En Europe, les chantres de l’indépendance nationale, à l’image des tenants du Brexit, saisissent toutes les occasions de décrier l’Union.
Le modèle et politique de cette communauté est certes perfectible. Sa contribution au développement des régions les moins prospères est pourtant un fait que certains paraissent oublier.

Instruits par [Vattel] le théoricien du droit naturel qui attribuait à l'Etat souverain une sociabilité innée, les séparatistes américains ont posé leur indépendance comme un lien, mais d'un type nouveau, égalitaire, avec les autres Etats du monde. Ils ne s'imaginaient pas seuls et isolés, mais parties prenantes d'un système de relations réciproques. Instruits par [Vattel] le théoricien du droit naturel qui attribuait à l'Etat souverain une sociabilité innée, les séparatistes américains ont posé leur indépendance comme un lien, mais d'un type nouveau, égalitaire, avec les autres Etats du monde. Ils ne s'imaginaient pas seuls et isolés, mais parties prenantes d'un système de relations réciproques.

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Quand la Suisse a-t-elle acquis son indépendance ? La réponse varie selon les attaches politiques… Joëlle Kuntz remet cette dispute dans un contexte et rappelle que, au gré des époques, le discours a évolué.

Les Suisses oublient parfois que dans ce long processus de gestation de l'indépendance nationale, la Seconde Guerre mondiale est un moment refondateur. C'est pourquoi la révélation des faits et gestes réels des dirigeants pendant cette période par le rapport Bergier en 2002 prend un aspect si polémique⁣ : remettant en discussion ce qui s'est passé, elle ravive la plaie archaïque et sensible de la division, l'angoisse encore latente du désaccord et de l'éclatemenL Tandis que jusque-là, le récit officiel, par un souci de cohésion, enterrait les dêchets historiques encombrants, valorisait la résistance, le réduit national et Guisan, qui étaient du côté des vainqueurs. La patrie avait été «sauvée», une clause d'oubli du prix payé en concessions et compromissions avec l'ennemi n'était-elle pas nécessaire ?

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De manière générale, ce petit pays dont les ”capitales culturelles” sont Berlin, Paris et Rome a cherché à rester autonome dans sa gestion de la dépendance. Il lui est arrivé parfois de “faire jouer la bienveillance de quelques-uns, ou même d'un seul, pour affaiblir les menées des autres” (p. 58). La Guerre froide a permis de renforcer la puissance économique de la Suisse. À la chute du Mur, les conditions sont moins favorables à la neutralité helvétique et le cadre institutionnel doit être modifié pour permettre au pays de rester compétitif.

Paradoxalement pourtant, la Suisse a absorbé l'essentiel du droit international créé autour des deux circonstances de l'après-Guerre froide: la libéralisation de l'économie, c'est-à-dire la libre circulation des biens et des marchandises, et la mise en évidence de la personne humaine comme détentrice de droits.

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Pour certains, l’indépendance est bradée sur l’autel des intérêts économiques. La réalité est, comme toujours, plus nuancée. L’évolution du droit international, notamment tout le droit en lien avec le respect de la personne humaine comme individu, marque de fabrique des démocraties occidentales est un acquis pour les Suisses. Avec un clin d’œil, Kuntz, précise qu’il l’est particulièrement pour les Suissesses qui acquirent le droit de vote suite à l'adhésion de la Suisse à la Convention européenne des droits de l’homme (p. 109).
À l’opposition entre dépendance et indépendance, il faudrait préférer le terme “interdépendance” pour caractériser l’ordre politique mondial. Les pouvoirs qui interagissent ne sont plus uniquement politiques et le fait d’États. La société civile, les intérêts économiques, culturels et religieux modèlent aussi le devenir du monde.

En 1848, l'article 2 de la constitution disait: «La Confédération a pour but d'assurer l'indépendance de la patrie contre l'étranger». La constitution de 1999 pose comme but: «La Confédération suisse assure l'indépendance et la sécurité du pays et s'engage en faveur d'un ordre international juste et pacifique». Le terme «étranger» a disparu. L'indépendance n'est plus «contre», elle s'inscrit «dans» l'ordre international. La formule recouvre tout un programme de participation aux organismes que les États ont créés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

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Ce débat n’est pas spécifique à la Suisse. Les référendums sur le Traité de Maastricht, en France et au Danemark, datent de 1992, l’année où la Suisse dit non à son adhésion à l’Espace économique européen. Ces alertes n’empêchèrent pas tant l’Europe que la Suisse de progresser et de raffermir leurs liens. Elles furent cependant les prémices d’attentes plus exigeantes de la part de “Bruxelles” et de fortes poussées nationalistes.

Les Etats membres ne s'interrogent plus sur ce qu'est et doit devenir l'Union mais sur ce qu'elle rapporte et ce qu'elle coûte. Ils lui demandent de l’efficacité.

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