Désorientale

Négar Djavadi, Désorientale, Liana Lévi (2016)

Le titre en mot-valise est déjà tout un programme; il convient fort bien à la diversité des thématiques de ce premier roman de Négar Djavadi. Je serai curieux de voir comment cette diplômée d'une école de cinéma bruxelloise le mettrait en image !
Le père de la narratrice, Darius Sadr, naît en 1925 en Iran dans une famille aisée du Mazandaran. Il est désigné par son père pour étudier à l'étranger, en Égypte, mais, déçu par ses études, il poursuit son chemin. Il arrive en Europe et profite des opportunités de d'immédiat après-guerre, devient ouvrier et fréquente un monde doublement étranger. Il y reste dix ans pour achever un doctorat en Sorbonne.
Lorsqu'il rentre à Téhéran, il rencontre Sara, professeure de lycée avec laquelle il aura trois filles. Opposants au Shah, puis au régime de Khomeiny, la famille s'exile à Paris. Kimiâ, la cadette et narratrice a dix ans. L'âge de l'auteure lorsque ses parents sont arrivés en France. L'un des fils rouges du roman est de redonner de la complexité à l'histoire persane : "à vrai dire, aujourd'hui encore, il m'arrive d'être […] obligée de faire un cours sur l'histoire contemporaine de l'Iran pour faire comprendre dans quel camp nous nous trouvons.”

Les Français avaient une image catastrophique de l'Iran. Durant les quatre cent quarante-quatre jours qu'avait duré l'occupation de l'ambassade des États-Unis, surnommés "Le Grand Satan" par Khomeiny, l'Iran avait acquis définitivement sa réputation de pays moyenâgeux, fanatique, en guerre contre l'Occident. En ce début des années 80, les Français ne faisaient pas vraiment la différence entre nous et les hezbollahis. Les professeurs et les élèves nous posaient des questions incongrues et parfois blessantes qui témoignaient surtout de leur ignorance.

Négar Djavadi/Kimiâ ne peut s'imaginer retourner à Téhéran; elle a trop pris goût à tenir sa vie entre ses mains, elle qui a été "élevée dans une culture où la communauté prime sur l'individu". Cela ne l'empêche pas de se sentir amputée d'une part d'elle-même lorsque la cause des souffrances/traumatismes de sa famille est caricaturée. Les repères historiques prennent une place toute particulière dans la famille Sadr.
Les Oncles numérotés de 1 à 6 permettent aussi, grâce à leur caractère, de diversifier la représentation de la société iranienne. Saddeq, dépositaire de la mémoire familiale, joue un rôle particulier en permettant à Négar Djavadi de traiter des questions de genre et du rôle de la filiation.

Cette tendance [de l'Iranien] à bavarder sans fin, à lancer des phrases comme des lassos dans l'air à la rencontre de l'autre, à raconter des histoires qui telles des matriochkas ouvrent sur d'autres histoires, est sans doute une façon de s'accommoder d'un destin qui n'a connu qu'invasions et totalitarisme.

Les visites de la narratrice à l'unité de procréation médicalement assistée de l'hôpital Cochin sont un second fil rouge du roman. Désorientale déroule deux trames dont on pressent que «L'ÉVÉNEMENT» pourrait les lier.
La thématique de la migration dans ses aspects collectifs (diaspora) et individuels est omniprésente dans le livre; l'auteure y aborde explicitement la mémoire et l'identité.

Cette cicatrice qui traverse mon vocabulaire est ma seule coquetterie, mon unique résistance face à, disons, mes efforts d'intégration. J'emploie cette expression par commodité, parce qu'elle vous parle, même si, biberonnée dès l'enfance à la culture française, je ne me sens pas concernée par le sens qu'elle véhicule. D'ailleurs puisque nous en parlons, je trouve qu'elle manque de sincérité et de franchise. Car pour s'intégrer à une culture, il faut, je vous le certifie, se désintégrer d'abord, du moins partiellement de la sienne. Se désunir, se désengager, se dissocier. Tous ceux qui appellent les immigrés à faire des «efforts d'intégration» n'osent pas les regarder en face pour leur demander de commencer de faire des «efforts de désintégration». Ils exigent d'eux d'arriver en haut de la montagne sans passer par l'ascension.



sur le site des éditions Liana Levi
www.desorientale.com (archive)
Négar Djavadi