Contre les élections

David Van Reybrouck, Contre les élections. Traduit par Isabelle Rosselin et Philippe Noble. Actes Sud 2014, 224 p.

Que se cache derrière ce titre ? Sans le support médiatique d'une interview (L'Hebdo du 27 octobre 2016), j'aurais ignoré cet essai fort peu démocratique… Voire ! Van Reybrouck au contraire désire réhabiliter la démocratie en empêchant qu'elle soit détournée par les populistes ou les technocrates.
Constatant que l'intérêt pour la politique a tendance à croître alors que la confiance dans le personnel politique paraît diminuer, l'auteur s'interroge sur les formes de gouvernement. La démocratisation se renforce dans le monde car elle seule cherche à établir un équilibre entre la légitimité et l'efficacité. Actuellement cette légitimité n'est pas probante tant certaines professions sont surreprésentées : les populistes ont beau jeu de critiquer cet écart entre le peuple et les élites. Leur discours fait douter cependant qu'ils sauraient gouverner dans le respect de la minorité.

La dernière fois qu'un antiparlementarisme aussi virulent s'est manifesté en Europe, c'était durant l'entre-deux-guerres. Comme la Première Guerre mondiale et la crise des années 1920 étaient souvent attribuées aux excès de la démocratie bourgeoise du XIXe siècle, trois dirigeants s'en prirent au système parlementaire. Leurs noms : Lénine, Mussolini, Hitler. On l'oublie souvent aujourd'hui, mais le fascisme et le communisme étaient à l'origine des tentatives de dynamisation de la démocratie : en supprimant le Parlement, le peuple et son dirigeant pouvaient être plus en phase (fascisme) ou le peuple pouvait diriger le pays directement (communisme). Le fascisme a vite dégénéré en totalitarisme, mais le communisme a longtemps cherché de nouvelles formes de délibération collective.

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Convaincu que la démocratie représentative est une forme idéale de gouvernement, Van Reybrouck approfondit les causes de son mauvais fonctionnement. Il relève que la mise en œuvre de la démocratie repose sur “des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement” en vertu de déclaration universelle des droits de l'homme à son article 21. Cet instrument ne correspond plus à l'évolution historique de la société. La contraction, pour ne pas dire la disparition, de la sphère publique (syndicats, corporations, partenaires sociaux et les médias associés) résultant du développement néolibéral a asséché un terreau d'élus représentatifs de la société.
Détracteur du processus électoral érigé en dogme, l'auteur relève que les élections selon les standards occidentaux ont annihilés dans les pays en transition vers cette forme de gouvernement “les institutions démocratiques et protodémocratiques locales (les concertations villageoises, la médiation traditionnelle, la justice à l'ancienne) […] même si elles sont valables pour des délibérations pacifiques et collectives”. Il regrette que les élections “exactement comme chez nous, mais là-bas“ soient souvent source de violence et finalement un frein à la démocratisation.

Depuis la fin du XXe siècle, le citoyen ressemble à son prédécesseur du XIXe siècle. La société civile ayant perdu de son pouvoir, un fossé s'est de nouveau creusé entre l'Etat et l'individu. Les instances de canalisation ont disparu. Qui est encore capable d'unifier la grande diversité des préférences individuelles ? Qui traduit encore les aspirations de la base en propositions politiques adressées au sommet ? Qui distille encore le tumulte pour le transformer en idées claires ? Le terme “individualisme” est devenu péjoratif, comme si le citoyen était lui-même coupable de la disparition des structures collectives.

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La doctrine néolibérale a transformé le rôle des médias en les faisant entrer dans une logique purement commerciale. C'est la dictature de l'audimat ou la lutte pour la survie des journaux. Dans ce contexte, la formule choc passe avant le débat de fond, le politicien au verbe haut est préféré à celui qui voit loin. Les médias sociaux amplifient ce phénomène et participent à une atomisation de la sphère publique.

Les médias commerciaux et sociaux se renforcent mutuellement. Comme ils reprennent et répercutent constamment les nouvelles des uns et des autres, une atmosphère de dénigrement permanent s'instaure. La concurrence féroce, le retrait des annonceurs et la baisse des ventes ont poussé les médias commerciaux à se faire l'écho, avec toujours plus de virulence, de conflits qu'ils s'acharnent à amplifier, en faisant appel à des rédactions toujours plus restreintes, jeunes et bon marché. Pour la radio et la télévision, la politique nationale est devenue une série quotidienne, une pièce jouée par des acteurs bénévoles. Les rédactions déterminent dans une certaine mesure le cadre, le script et la distribution, et les politiciens s'efforcent, avec un succès variable, de mettre le ton là où il faut. Les politiciens les plus populaires sont ceux qui parviennent à infléchir le script et à recadrer le débat, autrement dit à prendre la main. Une certaine marge d'improvisation existe et cette improvisation.a pour nom : l'actualité.

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Van Reybrouck décèle dans la société un intérêt pour les affaires politiques. Il cherche par quelles voies vivifier la démocratie. Son argument essentiel est de remplacer les élections par un système de tirage au sort inspiré de la démocratie athénienne. Par ce moyen il cherche à rendre la démocratie délibérative, à redonner au citoyen le moyen de se réapproprier la politique en se fondant sur des informations solides, à l'encourager à argumenter et à rechercher des solutions rationnelles et concrètes.
S'il dénonce la propension des médias à utiliser les formules chocs, David Van Reybrouck n'en est pas avare. Ces propos résonnent et encouragent à l'empowerment, à agir plutôt qu'à subir.

Si l'on traite le citoyen autonome comme du bétail, il se comportera comme tel, mais si on le traite en adulte, il se comportera en adulte. Le lien entre les autorités et leurs subordonnées n'est plus celui entre les parents et leur progéniture, mais celui qu'entretiennent des adultes entre eux. Les politiciens feraient bien de regarder à travers les barbelés, de faire confiance au citoyen, de prendre au sérieux ses émotions et d'apprécier son expérience. Il faut l'inviter. Lui donner le pouvoir.

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Par ces quelques lignes, David Van Reybrouck résume son argumentaire :

Si j'ai conclu le chapitre précédent sur l'idée que les élections sont aujourd'hui un instrument démocratique périmé, nous apprenons maintenant qu'en réalité elles n'ont jamais été conçues comme un instrument démocratique. Le mal est donc beaucoup plus profond! De surcroît, l'instrument démocratique le plus courant, le tirage au sort, a été complètement exclu par les architectes du système représentatif, à l'exception d'un seul domaine : celui du jury populaire en matière judiciaire. Nous autres, fondamentalistes électoraux, nous nous raccrochons depuis des décennies au vote, comme si c'était le Saint-Graal de la démocratie, et voilà que nous nous apercevons que notre attachement s'est trompé d'objet, ce n'était pas un Graal mais une coupe de poison, un procédé qui avait été expressément mis en batterie comme instrument antidémocratique.
Comment se fait-il que nous nous soyons aveuglés aussi longtemps ? Nous devons franchir une étape supplémentaire, la troisième, pour percer à jour notre fondamentalisme électoral. Avec la première, j'ai montré la physiologie de la démocratie représentative aléatoire dans l'Antiquité et à la Renaissance. Avec la deuxième, j'ai montré comment, à la fin du XVIIIe siècle, la nouvelle élite a laissé de côté cette tradition au profit du système représentatif électif. Il me reste maintenant à rechercher comment cette réorientation aristocratique a pu néanmoins acquérir par la suite, au XIXe et au XXe siècle, une légitimité démocratique - jusqu'à une période récente où ce système s'est trouvé pris partout sous le feu des critiques. En d'autres termes : après l'aristocratisatlon de la Révolution, nous devons à présent examiner la démocratisation des élections.

p. 109-110