F comme Friedland

Daniel Kehlmann, Les Friedland, Traduit de l’allemand par Juliette Aubert, 2015, Actes Sud

Que mon nom soit personne est-il une expérience joyeuse et donc le produit futile d'un esprit joueur, ou bien une tentative malveillante pour ébranler l'âme de chaque lecteur ? Nul ne le sait vraiment, peut-être que les deux hypothèses coexistent. […] Les phrases sont bien construites, le récit s'écoule avec force, nous lirions presque avec plaisir si nous n'avions pas sans cesse l'impression qu'on se moque de nous. F est mis à l'épreuve, il fait montre de ses qualités, lutte, apprend, gagne, apprend davantage, perd et continue de progresser, le tout dans la plus pure tradition narrative.

p. 70

En quelques phrases, Daniel Kehlmann suggère l'atmosphère du roman dont elles sont extraites.
Kehlmann retrouve les enfants d'Arthur Friedland un quart de siècle après leur participatiom à un spectacle d'hypnose avec leur père. Les temps sont difficiles pour chacun d'entre eux. Les illusions sur lesquelles ils ont bâti leur vie se sont dissipées, quoique… Le prélat, l'homme d'affaires et l'artiste sont secoués par la crise. Alors que leur statut pourrait en faire des emblèmes de solidité morale ou de réussite médiatique, ils se révèlent fragiles dans leur humanité.
Le titre original, F, donne une clé : si Arthur a échoué dans sa tentative romanesque, la vie de ses fils réalise son imagination. La construction des phrases de Kehlmann amplifie les doutes des protagonistes. Martin, le prêtre, ne croit plus. Il formule la messe plus qu'il ne la vit.

L'enfant de chœur effleure la clochette, le son vibre dans l'air, les bancs grincent tandis que les fidèles se mettent à genoux.
J'élève l'hostie. Le silence est si parfait qu'on entend les voitures dehors. Je repose l'hostie et fais la génuflexion de rigueur. Je transpire aussitôt, j'ai du mal à garder mon équilibre, la semaine dernière je suis tombé à ce moment-là, c'était horriblement gênant. Tiens bon, Martin, reste droit, tiens bon ! Je me redresse en nage, chancelant. Prions, dis-je le souffle court, ainsi que le Seigneur nous l'a appris.

p. 49

La fonction qu'il incarne rend cependant ses doutes invisibles. Kehlmann se joue des illusions dues à la complexité de l'humain. Il nous fait croire qu'Arthur a scellé, dans son anticipation, le destin de Martin et des jumeaux, Iwan et Eric, il nous suggère cependant que toute vie reste soumise aux improbabilités du hasard en remontant dans la généalogie des Friedland.

C'est seulement à l'université qu'il eut conscience d'être juif, croyant jusque-là que cela avait à peu près autant d'importance qu'un signe astrologique. Sa mère était juive, bien qu'elle ne crût en rien, et son grand-père à elle était un marchand à longue barbe originaire de Bucovine.
Il n'allait jamais aux cours. Une jeune fille qu'il avait connue par des amis communs accepta de l'épouser. Un après-midi, il vit un défilé militaire, des hommes agitant poings et drapeaux, il voulut s'approcher mais un camarade d'études le tira par la manche en disant qu'ils feraient mieux de déguerpir.

p. 113

L'auteur traite avec ironie de la comédie humaine. Il n'épargne pas le lecteur qui s'ingénierait à chercher dans la trame des indices permettant d'anticiper une conclusion. Ses tentatives seraient aussi vaines que celles du cartomancien. Et si la vie n'était qu'une suite d'illusions semble insinuer Kehlmann, si l'humanité ne se réduisait qu'à la vanité de l'homme

En tant que lecteur, on élabore bien sûr des théories. On a peu à peu l'impression de comprendre, on se croit déjà tout près du but, et c'est là que le récit s'arrête – comme ça, sans avertissement, au beau milieu d'une phrase.
On tente à nouveau d'y trouver un sens. Peut-être que le héros est mort. Peut-être ces incohérences sont-elles les signes annonciateurs de la fin, les premières zones élimées, en quelque sorte, avant que la marne ne cède pour de bon. Car, semble demander l'auteur, qu'est-ce que la mort, si ce n'est une fin au beau milieu d'une phrase que l'intéressé ne dépassera jamais, si ce n'est une apocalypse silencieuse, durant laquelle ce n'est pas un homme qui disparaît du monde mais le monde lui-même qui disparaît, si ce n'est la fin de toutes choses sans point final ?

p. 71


Site de l'éditeur