Made in Trenton

Made in Trenton de Tadzio Koelb, 2018, Éditions Buchet-Chastel

Le roman de Tadzio Koelb est aussi glauque qu'il est addictif. L'incipit, plusieurs fois repris, focalise l'attention sur « le nouveau » et son intégration dans l'équipe de Jacks.

- Le nouveau devrait venir avec nous, avait dit Jacks de sa voix de stentor, au timbre aussi monocorde qu'un battement de mains, son large poitrail gonflé et prêt à déborder de toute son inépuisable innocence.

p. 11


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Le titre original Trenton Makes renvoie au slogan que tout passager d'Amtrak voit, en entrant dans la capitale du New Jersey, sur le pont qui traverse le Delaware. "Trenton makes, the World takes" est le symbole d'une Amérique conquérante par son dynamisme économique. A la fin de la seconde Guerre mondiale, les usines offrent une possibilité de participer au rêve, de surmonter les différences sociales. Quoique...
Qui donc est Abe Kunstler ? "Il avait testé, essayé, mais surtout, il avait appris des hommes" (p. 29). Il se forge une identité pour intégrer un nouveau monde. en observant ces ouvriers qui triment dans les industries et dilapident leur salaire au bar ou au dancing.
Alors qu'Abe se construit, la société le lamine comme "ceux qui ne faisaient pas partie de ce nouveau pays formidable que l'on [bâtissait] sur les cadavres des disparus" (p. 63). Kunstler est un mutilé de la guerre et s'invente un nouvel avenir.

Il n'avait qu'à moitié remis ses bandages quand il remarqua dans la pièce qui se reflétait derrière son propre visage inversé la porte ouverte – à peine ouverte, d'un rien : mais il savait que même à peine c'était trop. Il ne vit personne, mais la porte était ouverte alors qu’elle ne l'était pas auparavant, qu'elle n'aurait pas dû l’être ; par cet interstice s'engouffrèrent d'un seul coup toutes ses craintes et, étranglé par l'angoisse, il la referma d'un geste brutal.

p. 38-39


Victime certes, mais néanmoins opportuniste et manipulateur : il ne s'embarrasse pas de faire vivre aux autres les violences subies ou d'exploiter leurs faiblesses. En devenant père, Abe parachève sa construction identitaire. L'enfant fabriqué ne correspond pas à son modèle.
Le tribut que doit payé au monde Art, le fils, et ses contemporains s'appelle Vietnam. Pour eux aussi "the World Takes". Père et fils essaient d'échapper aux contraintes imposées par la société. En cela, et en cela seulement, ils se rejoignent. L'identité d'Abe se dissout dans l'alcool alors qu'Art utiliser l'herbe pour brouiller les incertitudes qui l'assaillent.
Père et fils s'emmurent dans leur secret et leurs doutes, irrémédiablement séparés, emportés par le flux du monde l'un loin de l'autre, incapables de communiquer.

Le petit homme était nerveux, lui aussi, quand il entra, mais ça le rendait agressif, comme un mécanisme d'horlogerie remonté à fond et totalement incapable de rester immobile tant que le ressort n'est pas arrivé en bout de course. La porte s'était ouverte brusquement, précipitamment, et il était planté là, la rumeur venue de la rue l’enveloppant comme un tourbillon, les yeux rivés sur le vigile, le visage rouge, la respiration bruyante.

p. 235

L’écriture souligne la confusion qu’entretient Abe; le flou permet diverses interprétations et pourtant, les mots sont sans équivoque. Bien que l’obsession identitaire de Kunzler soit omniprésente, le roman traite plus largement de la norme et de la différence dans le contexte étasunien. Malgré l’atmosphère plombée, en écho à la chute du miracle industriel et à la tragédie du Vietnam, Koelb laisse entrevoir un avenir pour Art. Cet espoir embarque le lecteur.

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