Normalités

Fournier, Jean-Louis. (2008). Où on va, papa ? Paris: Stock.
Jollien, Alexandre. (2006). Eloge de la faiblesse. Paris: Les Ed. du Cerf.

Après-demain, c’est la fête des mères. «Chic ! disent les orphelins, on va de nouveau faire des économies».

Fournier, Jean-Louis. (1996). Grammaire française et impertinente. Paris: Ed. Payot.

Les prescriptions acides de Jean-Louis Fournier concernant le respect des règles de la grammaire française ou de l’arithmétique, ses conseils éducatifs grinçants ou son regard désabusé sur le cuir chevelu des anciens jeunes donnent réponse à la question Je vais faire pleurer ou je vais faire rire ?. Quel rôle assumer quand on est père de deux enfants handicapés ?
Quand on a eu toute sa vie des enfants qui jouent avec des cubes […] on reste toujours jeune. […] Je crois toujours avoir trente ans et je me moque de tout.
Ironie, dérision, sarcasme masquent la tendresse que l’auteur éprouve pour ses fils, les lots obtenus à la loterie génétique. Son malheur lui a permis d’échapper au conformisme qu’il redoutait. Mais regarder la vie sous cet angle n’est pas pur régal : alors qu’il est de bon ton de se gausser des présents confectionnés pour la fête des mères, leur absence année après année est cruelle. Faire partager les bonheurs de l’existence, la vue d’un tableau, l’écoute d’une sonate, le goût d’un repas reste un rêve. Le manque de communication et la difficulté des relations sont les leitmotivs qui sous-tendent ce récit.

Couverture de Où on va papa ? et d'Eloge de la faiblesse

La visite à l’institut médico-pédagogique renvoie à la notion de normalité. Là, c'est le fait d’être sérieux qui donne le sentiment de ne pas être comme les autres, de se percevoir ridicule dans un lieu où les pensionnaires ne sont pas jugés. L’auteur trouve que ce n’est pas triste, c’est étrange, parfois beau.
L’impression d’Alexandre Jollien qui a fréquenté une institution semblable est moins positive. Il est vrai que son chemin est très différent de celui des enfants de Jean-Louis Fournier, atteints d’une affection dégénérative, ils sont condamnés à s’étioler. Un accident de naissance a ralenti l’envol du philosophe.
Lors de son séjour dans un centre, éloigné de l’amour de ses parents, il a puisé dans la solidarité entre pensionnaires les forces nécessaires à son élévation. Comme en écho à Jean-Louis Fournier, Alexandre Jollien insiste sur l’intensité des liens entre handicapés, quelles que soient leurs défaillances. Son regard sur les professionnels est plus critique : il a ressenti dans la grande distance entre les éducateurs ou les médecins et les patients un obstacle à l’éducation. Cependant, c’est dans cette frustration qu’il semble avoir trouvé la force de répéter la
myriade d’exercices qui lui ont permis l'émancipation.
Malgré des gestes désordonnés qui l’empêchent de se servir d’un stylo pour l’écriture et une élocution laborieuse, Alexandre Jollien est parvenu à étudier la philosophie. Son éloge se présente comme un entretien avec Socrate et se termine par un dialogue sur l’anormalité. Comme dans le livre de Fournier, c’est dans l’institution que se révèle la barrière entre deux univers ; les codes du centre, où la joie se manifeste par des cris et des gestes excessifs, renforcent l’étrangeté d’un monde où sont réunis ceux qui «
ne sont pas comme les autres ». Serait-ce la beauté des relations qui s’y nouent qui crée la normalité ?

Le site d'Alexandre Jollien