Lilas rouge

Kaiser-Mühlecker Reinhard, Lilas rouge. Lagrasse, Verdier, 2021.
Traduction de Le Lay Olivier


Alors il avait jeté un regard par-dessus son épaule, et il avait aperçu le lilas d'un mauve pâle qui se dressait au bord d'un coin de verdure. Il fut saisi d'étonnement. En cette saison encore ? Peut-être les lilas étaient-ils encore en fleurs là-bas aussi, au pays ? Toutes choses y étaient en règle générale moins précoces. Mais là-bas, dans les parages de la ferme, ils étaient d'un rouge profond et soutenu, et leur blanc lui-même avait un éclat incomparable. À partir de cet instant, il s'était mis à songer à l'été. 

p. 351

La nature ordonne le récit de Kaiser-Mühlecker. La floraison des odorants lilas rythme un roman dans lequel la temporalité tient un rôle majeur. L'observation fine de l'environnement sert davantage de marqueur du temps qui passe que de particularité stylistique. L'intensité des sentiments et des ressentiments se mesure à l'avancement des récoltes.

J’apprécie les proses qui se déploient à partir d’une perception géographique et sensuelle du monde, les écritures du regard et du pas gagné, traversées par un rythme qui les structure et leur donne puissance et portée.

Olivier Le Lay
in Publier la littérature française et étrangère (2016) – p. 98

Ce foisonnement descriptif contraste avec la figure ombrageuse de Ferdinand Goldbacher qui s'introduit à la dérobée à Rosental où il s'installe comme chef local désigné du parti nazi. Avec sa fille Martha, il occupe la ferme attribuée par le Gauleiter et intègre furtivement le territoire. Il a abandonné son ancien poste, là où il avait pourtant ses racines, et on comprend que s'il ne peut renoncer à une posture de chef, il préfère ne plus s'engager totalement dans sa fonction.
Le roman se construit autour de cette arrivée mystérieuse. Bien que la fille puisse retourner dans l'Innviertel de leurs origines à la faveur de son mariage, la tentative d'y renouer des liens reste stérile. Comme l'enracinement face au Magadelanaberg reste problématique.

Combien de temps s'écoula ainsi ? C'était impossible à dire – même une horloge n'aurait pas su prendre la mesure de ces instants. C'est que le temps qui s'égrenait lentement dans cette pièce n'était pas composé de minutes ou de secondes; il était tissé d'histoires.

p. 149

Pour Ferdinand, le fils, cette rupture est incompréhensible. Elle marque la fin d'une transmission entre générations. Si le père a incarné localement le totalitarisme du parti, le fils a été au front. Cette dissymétrie de l'engagement est aussi fondatrice de leur éloignement. Ses fils s'appelleront Paul et Thomas pour amplifier cette distance. Et lorsque Thomas reprendra à son tour le domaine, il cherchera également à se démarquer de l'emprise paternelle.

Il entendait le chant des cognées qui s'abattaient en cadence, deux haches espiègles qui se poursuivaient, se donnaient la chasse, pareilles à deux papillons dansant voletant l'un autour de l'autre. Il entendait aussi le pépiement des oiseaux, le cri d'un coucou, quand enfin les haches faisaient silence et se posaient un peu pour rompre le pain et boire jusqu'à plus soif.

p. 94

L'auteur autrichien, qui exploite parallèlement à son activité littéraire un domaine agricole, oppose la régularité de la nature à la volatilité des émotions humaines. Son roman ouvre le lecteur aux spécificités d'un monde paysan partagé entre conservatisme et obligation de rentabilité, entre solidarité et concurrence.
Verdier Lilas rouge

Kaiser-Mühlecker dépeint avec volubilité la diversité de l'environnement ; le silence entre les humains n'en paraît que plus pesant. Bien qu'en apparence immuable, la nature et son exploitation évoluent. A contrario, on observe une inertie dans les dynamiques familiales ; le passé ne s'efface pas sur une simple injonction.

Quand la guerre s'était achevée, une crainte étrange s'était fait jour au sein de sa compagnie, en dépit de la joie profonde qu'ils éprouvaient: la peur de la nouveauté, de l'inconnu, le désarroi face à la perte des habitudes. Cette peur secrète habitait encore Ferdinand au moment de son départ. Il ne savait trop ce qu'il devait faire à présent.

p. 118

De cette divergence entre l'homme et son milieu, l'auteur crée une tension qui révèle surtout la part mystérieuse de l'existence. Une expérience que les protagonistes expriment davantage dans leur relation à l'église qu'entre eux. À une nature qui n'a plus de secrets pour l'auteur s’oppose la réserve des hommes. Kaiser-Mühlecker, bien qu’il n’ait que trente ans lorsqu’il écrit ce roman, décrit avec beaucoup de sensibilité  l’évolution des aspirations humaines au cours de l’existence. Et, restant évasif sur le vécu de chacun, notamment sur leur passé pendant la Seconde guerre mondiale, il suggère l'importance des expériences traumatiques pour le développement personnel et social de chaque femme et de chaque homme.

Isabelle Rüf pour Le Temps
Isaure Hiace pour Affaire à suivre - France Culture
Joachim Schnerf : Entretien avec Olivier Le Lay, traducteur – cairn.info
Site de l'éditeur