La race des orphelins

Lalo Oscar, La race des orphelins. Belfond, pointillés, 2020.

Le problème, c'est que le totalitarisme crée un homme de masse. La masse des Allemands et la masse des autres. Je suis une femme de masse. D'essentielle à ma naissance, je suis devenue superflue moins de deux ans plus tard. Mon scribe me dit que c'est ça la définition du totalitarisme: quand l'être humain devient superflu.

p. 73


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S'enquérir d'éléments biographiques sur l'auteur Oscar Lalo réserve quelques surprises. Son site personnel nous invite à ne pas chercher qui il est, lui qui ne le sait pas lui-même, mais à lire ses livres car il y figure tout entier. Alors qu'aucune notice ne lui est consacrée, Wikipédia en propose un portrait devant une bibliothèque vide qui contraste avec les nombreuses références bibliographiques qu'il nous indique en lien avec ce deuxième roman.

Mon scribe s'est installé chez moi. Il a deux valises de livres. Il croit à la lecture pour ranimer ma mémoire. J'ai de quoi lire jusqu'à la fin de ma vie. Ça me rend heureuse. Même si le sujet de ses livres est plutôt sombre. Il dit que les livres sombres sont souvent lumineux. Il dit que la bibliothérapie et la luminothérapie c'est la même chose : une lampe frontale pour fouiller sa vie. Mais à la vitesse à laquelle je lis, il me faudra plusieurs vies. Ça tombe bien. J'ai envie d'en vivre plein d'autres.

p. 29

L'auteur aime à brouiller les pistes, lui qui assiste une femme de septante-sept ans dans sa naissance. Ce livre, mise en abyme d'une vie niée, est d'abord un dialogue.

lalo race orphelins
La narratrice rendue “omniabsente” par le système qui l'a conçue utilise un porte-plume pour exister. Ce passeur ramène à la lumière une vie traversée derrière un miroir. Il transforme le manque de mots en un foisonnement par l'emploi de la polysémie. Ce jeu subtil amplifie le silence de l'orpheline “produit d'une jument racée et d'un étalon”.

[Mon scribe] ne veut pas que tout ça prenne la forme d'un travail, d'une thèse ou d'un  mémoire. Il me rappelle que de mémoire, je n'en ai point. Le désordre est notre seul matériau.

p. 148

Le journal d'Hildegard Müller, si tel est bien son nom, témoigne du parcours d'un pur produit du nazisme, une enfant Lebensborn. Le scribe le crée en écho à celui d'Anne Franck. L'un en français, l'autre en néerlandais comme si l'allemand ne convenait pas pour exprimer une réalité si douloureuse. Le hitlérisme a semé la mort, il a produit quantité d'orphelins : des enfants de déportés, les filles et les fils de ses soldats et des anonymes.

Je suis frappée par la similarité de nos destins, à Anne Frank et à moi. Comme elle, je suis une victime du Reich. C'est la seule chose dont je suis certaine. Les Juifs obligés de se cacher, et les enfants de SS qu'on cache, ça a commencé à peu près à la même époque. Bien avant la guerre. La famille Frank débarque à Amsterdam en 1934. Le projet Lebensborn date de 1935. Le sombre projet de remplacer la race inférieure par la race supérieure. La seule race que les SS aient créée est la race des orphelins.

p. 57

Pour les uns, la fin des hostilités a signifié la fin d'un cauchemar, pour les autres c'est le début de leurs tracas. Elevés pour être piliers d'un projet, ils s'effondrant avec les ruines du Reich. Les concepteurs du projet Lebensborn prenant soin d’effacer les moindres signes de filiation de leurs créatures, comme les bourreaux ont vidé les camps de leurs victimes.
Abandonnée à 18 mois, Hildegard est davantage le fruit d'une saillie que d'une relation librement consentie. Recueillie dans un couvent avec le concours d’une organisation de rapatriement des déplacés, l’inscription de son baptême religieux sera une nouvelle offense. Les registres précisent sa naissance « illegitima ». De son ascendance, elle ignore tout : fait-elle partie des enfants nés de mère norvégienne et rapatriés en Bavière, ou a-t-elle été conçue en Allemagne ? Comment retrouver une famille avec si peu d’éléments ?

Le gouvernement allemand nous refuse le statut de victimes de guerre. Au fond, il a raison. Notre enfer a commencé après. Les enfants Lebensborn sont des invalides de paix. Comme les Tziganes, nous faisons face à des aveugles et à des sourds. C'est aussi pour ça que nous sommes sans voix.

p. 146

En affirmant “la meilleure biographie qu’on pourrait avoir de moi serait de n’en point avoir”, Lalo montre toute l'ambiguïté humaine. Le poids de notre ancrage restreint nos libertés. Mais l'absence d'un nom, d'un prénom, d'une nationalité et d'une date de naissance ne donne pas légitimité à vivre. La quête d'identité de sa narratrice interroge également l'usage que nous faisons de la mémoire : en quoi la vie d'Hildegard Müller serait moins digne de reconnaissance que celle des orphelins des camps. Elle, et ses semblables, faisaient partie d'un même projet d'amélioration de la race et pourtant l'abandon dans lequel ils ont été laissés montre qu'on attendait qu'ils assument eux-mêmes la responsabilité de leur conception.
En se saisissant de ce sujet, Lalo aborde de front les questions existentielles. Par la distance que permet le scribe, par la subtile mise en miroir des survivants et des anonymement nés et par l'emploi ludique de la langue, l'auteur nous entraîne dans un chemin de réflexion serein.


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viceversa littératures
Salomé Kiner pour Le Temps
Manuela Salvi pour la RTS
Centre de documentation des persécutions naziesTrace de Hildegard Müller…