Le monstre de la mémoire

Terminus Sobibór, Pólska – wikimedia

Sarid Yishay, Le monstre de la mémoire. Actes Sud, 2020.

[...] si je voulais vraiment devenir historien en Israël, je devais faire une thèse en rapport avec la Shoah – un sujet effrayant pour moi qui voulais ne mener ma barque qu'en eaux calmes, loin des tensions et des émotions fortes.

p. 11

Roman film, roman conte et roman lettre, trois modalités pour exprimer une réalité israélienne contemporaine. La typographie de cette missive ne laisse aucun doute sur la tonalité du texte : dense. En s'adressant au président de Yad Vashem, le narrateur vise une institution des plus symboliques de la mémoire.blogEntryTopper

Sa lettre en longs paragraphes serrés ajoute une tension au fond. L'expéditeur a compris au cours de ses études que sa seule possibilité de promotion comme historien était de traiter de la Shoah. Un domaine dans lequel les relations avec le mémorial sont inévitables. Reconnu pour sa thèse Etude comparative des méthodes d'extermination mises en œuvre dans les camps de la mort allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, le narrateur est sollicité pour son expertise. Il connait chaque détail de chacun des camps et, au service de l'institution qui l’emploie, au service de l'Etat d'Israël, il en perpétue la mémoire.
Dans ce monologue de l'historien au président de Yad Vashem, Yishaï Sarid montre le poids de la mémoire et les conséquences d'une perception rigide des faits. Le narrateur guide en Pologne divers groupes et cette expérience exacerbe sa perception de la société israélienne. La question de la finalité de cette mémoire est aiguë, notamment lorsque pour les lycéens de terminale qu'il accompagne les visites qui s'enchaînent sont autant d'interruptions dans la consultation de leurs smartphones. Bien encadrés, ils acceptent de manifester une loyauté à leur peuple en récitant le kaddish ou en chantant des hymnes s'enveloppant dans le drapeau national. Le comportement des groupes militaires est moins dispersé, mais la confiscation de ces lieux symboliques pour exalter l'Etat et Tsahal lui paraît tout aussi problématique. Pour d'autres encore, ces visites tiennent de l'opportunisme ou du simple divertissement alors qu'en spécialiste, il s'efforce de montrer la morbide efficacité de ces entreprises.

Ils ne haïssaient pas les Allemands, les adolescents de mes groupes, loin de là, ils ne s’approchaient même pas d'un tel sentiment. Les bourreaux n’existaient quasiment pas dans le récit qu'ils se construisaient. Ils chantaient de tristes chansons, s’enveloppaient du drapeau bleu et blanc et priaient pour les âmes des victimes comme si c'était une punition tombée du ciel. Jamais je ne les ai vus pointer un doigt accusateur vers les assassins. Ils avaient bien davantage de rage envers les Polonais. Chaque fois que nous nous promenions dans des villes ou des villages, chaque fois qu'on se frottait à la population locale, ils lâchaient des injures, leur reprochaient les pogroms, la collaboration, l'antisémitisme, Apparemment, il est difficile de haïr des gens comme les Allemands. Regardez les photos de l'époque, soyons honnêtes, ils ont l'air vraiment cool sur leurs motos, parés de leurs beaux uniformes, aussi sereins que les top-modèles qui s'affichent sur les panneaux publicitaires. Aux Arabes, on ne pardonnera jamais leur aspect, leurs joues mal rasées, leur pantalon marron pattes d'éléphant, leur maison sans enduit, les eaux usées qui se déversent au milieu de leurs ruelles et leurs enfants aux yeux gonflés d'orgelets. En revanche, on a envie de ressembler à ces Européens-la, blonds et si propres sur eux.

p. 35-36

Les tensions avec les enseignants mettent en évidence la difficulté de trouver la bonne distance pour transmettre le souvenir de cet holocauste, en particulier maintenant que les survivants se font de plus en plus rares.
Parallèlement à ces visites, l'historien conseille les réalisateurs d'une reconstitution vidéo dans laquelle les joueurs prendront le rôle des divers occupants des camps. les scénarios qu'il suggère aux créateurs sont particulièrement macabres. Les omettre reviendrait pourtant à édulcorer la vérité. Cette tension entre convenance et vérité parcourt toute cette lettre. Elle atteint son paroxysme lorsqu'il s'agit d'identifier un responsable. Pour le narrateur, il s'agit clairement du nazi allemand, concepteur et directeur de l'entreprise, et non du Polonais ou du collaborateur juif des Sonderkommandos même si ces exécuteurs des basses œuvres étaient bien plus nombreux. Il peine à partager cette conviction, difficulté qui démontre le risque d'instrumentalisation de la mémoire, même celle de cette abomination. Ce désaccord le pousse dans ses retranchements, l’amène à interroger les participants sur l'attitude qu'ils auraient adoptées dans ces circonstances. Son intransigeance sur la vérité historique et ses interventions de plus en plus intrusives dérangent, elles le marginalisent.

Lorsque je me rendis compte à quel point tout cela me fascinait, j'eus un haut-le-cœur.

p. 107

Par cette lettre au président de l'institution qui incarne le mieux la mémoire, l'honnête historien, ancien tankiste de Tsahal, exprime la souffrance de qui constate le dévoiement de la vérité. Le narrateur se sent trahi par l'institution qui a orienté sa destinée; il la rend responsable de ses excès.

Site de l'éditeur
Jean-Bernard Vuillième pour Le Temps