Souvenir de Pessoa

Frédéric Pajak,
Manifeste incertain 8 – Cartographie du souvenir. Noir sur blanc, 2019
Manifeste incertain 9 – Avec Pessoa,…. Noir sur blanc, 2020


Lorsque Frédéric Pajak présente le dernier volume de son Manifeste incertain, il semble éprouver une certaine nostalgie à refermer cette aventure éditoriale, rêvée sans fin. L'auteur et dessinateur évoque cependant d’autres formats pour poursuivre son besoin d'aller à la rencontre du public.

Contrairement peut-être aux apparences, mes mots écrits sont parcimonieux.
Je les arrache un à un avec difficulté. Rien ne coule de source. Je n’écris des mots que pour les imprimer: je garde peu, ne jette rien, ou presque. Je réécris. Publier, c’est donner — mais c’est aussi recevoir.
Publier, c'est un acte de bravoure aussi égoïste que généreux. Chaque mot publié met en danger tous les autres, comme dans le jeu du Mikado

p. 106 (vol. 8)


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En choisissant l'écrivain portugais Fernando Pessoa et ses « hétéronymes » comme personnalité emblématique de son neuvième volume du Manifeste incertain, Frédéric Pajak précise ses intentions. Comme Le Livre de l'intranquillité, le Manifeste est d’abord un assortiment d’essais et de récits, dans lequel l'auteur juxtapose expériences personnelles et réflexions sur le monde. Ses considérations sur les biographies de personnalités marginalisées de leur vivant, puis révélées par leur postérité montrent l'intérêt de Pajak pour la reconnaissance des œuvres. Il s'interroge aussi sur la genèse de la création artistique ou philosophique et sur le rapport aux idéologies.
Lisbonne Pajak

S'il devait dire quelles sont ses influences littéraires, il inscrirait tout d'abord le nom du grand poète portugais Cesário Verde, et ne manqurait pas d'ajouter les noms de son patron Vasquès, du chef comptable Moreira, du représentant Vieira, du garçon de bureau António et, poue finir, il écrirait en lettres majuscules : LISBONNE.

p. 92



Galerie Ligne Treize


Ces patchworks complétés par des dessins à l'encre noire qui suivent leur rythmique propre soulignent ce qui construit l'être humain. Ils permettent à Pajak de tisser un lien entre ses expériences douloureuses (il évoque souvent le suicide) et ses sources de résilience.

Compte tenu d’un temps préalable de rêverie et de fermentation, presque dix ans m'auront été inévitables pour achever le Manifeste incertain. Est-ce ainsi que je suis venu dire quelque chose en ce monde ? Peut-être, ou sans doute, et au moins dans ce temps imparti, j'ai voulu ébaucher une sorte de paysage d’un sentiment familier et secret: l'incertitude.
On a dit de celle-ci qu’elle recouvrait toutes les philosophies; on a dit aussi qu’elle faisait souffrir autant qu’elle réjouissait. Elle est parfois un tourment: un cheval qui supporte mal son manège sera déclaré incertain; mais elle est également à l’origine de tout discernement, et les pensées les plus salutaires se façonnent longtemps dans l'incertitude. Je lui ajouterai une part d’anxiété sans laquelle elle serait incomplète.

p. 11-12 (vol. 9)

Pajak voyage beaucoup pour accumuler son matériel documentaire et s'impressionne alors de l'environnement naturel. Il est sensible à l'équilibre constitutif des arbres, entre tronc et branchages, possible métaphore de sa personnalité.
Ses pérégrinations le mènent aussi dans les univers urbains de la planète entière. L'évolution de ces espaces construits révèle les systèmes politico-économiques au pouvoir. Les deux textes qui ouvrent La cartographie du souvenir sont consacrés à la mue des villes. Le premier concerne l'urbanisme lausannois ; la transformation de cet environnement particulièrement familier, Pajak la vit comme une atteinte à son intégrité. Au travers de cette expérience douloureuse, il envisage l'impact des transformations des villes chinoises sur leurs habitants. Une démesure qui traduit l'omnipotence d’un régime intransigeant et normatif à l’excès. La dénonciation des idéologies, qu'elles impactent des masses ou un seul individu, est une constance du Manifeste.

Plus Monsieur Wei se montre matérialiste, plus il craint la spiritualité du passé. Il la redoute comme un mauvais sort jeté sur lui. Les dirigeants chinois savent que la modernité qu’ils mettent en œuvre à coups d’usines démesurées, de logements insensés, d’autoroutes illimitées, n’est jamais qu’une imitation du rêve américain. Mais ils savent aussi que, à l'inverse des Américains effectivement privés d’Antiquité et de Moyen Âge, ils ne peuvent tout à fait effacer leur passé, si réel, si grandiose et si cruel; aussi s’en font-ils une vitrine, et un commerce — ce qui est sans doute à leurs yeux le meilleur moyen d'effacer l'Histoire.
Nous autres Européens n’agissons pas autrement: nos ruines antiques, nos cathédrales et nos châteaux médiévaux, nous les réduisons à l’état de décor et de parcs d'attractions.

p. 98-99 (vol. 8)

La gravité des propos, soulignée par la profondeur des noirs des planches n'est pas que désespoir : elle magnifie l'expressivité des blancs qui naissent en contrastes.

Le 10 décembre 1975, je fêtai mes vingt ans, et le lendemain, à la première heure, je partis, destination le Sahara. Je fuyais, fuyais ma famille, mes amis. Je fuyais l’Europe usée qui, passé la crise pétrolière, se repoudrait les joues, s’immergeant dans la consommation immodérée et son bonheur miteux fait de voitures, de réfrigérateurs, de machines à laver, d’aspirateurs et de téléviseurs. Je fuyais pour un long voyage dans le désert, jusqu’à ce que mort s’ensuive — la mort et le désert me paraissaient faire bon ménage.

p. 175 (vol. 9)





Le site de l'éditeur
Antoine Duplan sur le Manifeste VIII pour Le Temps
Antoine Duplan sur le Manifeste IX pour Le Temps
Entretien de l'auteur avec Alexandre Demidoff et Antoine Duplan
Entretien de Frédéric Pajak avec Marlène Métrailler
Autoportrait avec Pessoa à la Grande table culture de Olivia Gesbert
À la Galerie Ligne treize