L'immense poésie
En poursuivant la mise en mots et en images d'expériences de vie et d'enrichissements intellectuels, Pajak nous mène dans l'univers de deux poétesses qui malgré leur talent restèrent isolées. Emily Dickinson, américaine du XIXe s. dont seul une dizaine de ses 1789 poèmes furent publiés de son vivant; elle préféra la réclusion. Le destin de la Russe Marina Tsvetaieva fut lui soumis aux convulsions de l'histoire du début du XXe s.Racontant l'histoire de Marina, j'ai malgré moi négligé maints épisodes. […] Néanmoins, serrant son destin au plus près, j'ai cherché à le mesurer à l'aune de la démesure de son temps, celui-ci éclairant celle-là, et vice versa. Et si ce destin est bel et bien indissociable de l'Histoire, il jette sur elle une lumière insoupçonnée, de douleur et de courage, comme un joyau de la mémoire.
p. 19
Les propos de Ma Jian sur son China Dream et la complémentarité des illustrations et des mots me font indéniablement penser au Manifeste Incertain de Frédéric Pajak. Dans ce septième volume, évoquer l'immensité du destin de Tsvetaieva requiert davantage de mots, ne serait-ce que pour décrire les errances de la Russie du début du siècle passé et ses repères flous .J'ai essayé d'argumenter avec le vieil homme et il m'a permis d'arracher les illustrations. Le dessin comptait déjà beaucoup pour moi à l’époque pour exprimer mes émotions. Mais en voyant que je pouvais prendre les illustrations mais pas les mots, j’ai voulu écrire moi-même le texte qui allait avec les images. Je comprenais d'un coup que les mots avaient plus de pouvoir que l'image. Entouré par toute cette violence, cette inhumanité, ce livre a été pour moi un symbole de la beauté qui peut transcender la souffrance.
Interview de Ma Jian par Lisbeth Koutchoumoff Arman
Le Temps du 12.01.2019
Cet opus a été l'occasion d'un voyage en Russie sur les traces de la poétesse. L'étendue des forêts ne pouvait qu'inspirer l'artiste et la représentation de cette démesure renforcer l'impénétrabilité du système stalinien.
Sergueï Efron, le mari de Marina, hésite entre l'engagement dans l'armée tsariste et le soutien aux bolcheviques. Dès lors, la famille vivra dans les turbulences. Elle restera compromise aux yeux des deux camps.

Soldats autour du feu – Espace RICHTERBUXTORF
Au lendemain de la Révolution, les temps deviennent si durs que Marina doit se résoudre à placer ses enfants à l'orphelinat, leur promettant « […] tout cela, c'est un jeu. Tu joues à la petite orpheline. Tu auras le crâne rasé, une robe longue – jusqu'aux pieds – rose et sale – et un numéro autour du cou. Tu aurais dû vivre dans un palais, or tu vas vivre dans un orphelinat. Tu te rends compte comme c'est extraordinaire ? » (p. 173)
Les vies de Marina et de Sergueï sont faites de précarité, surtout, de déchirements et d'errances (de fuites ?) en Europe. Malgré son génie, elle est peu publiée; les éditeurs craignent les représailles du régime.
À la mort de Rilke, avec lequel elle a entretenu une intense correspondance, elle se livre sur la poésie; « chaque vers est le fruit d'une collaboration avec les “forces supérieures” et c'est déjà beaucoup que de dire que le poète est un secrétaire » (p. 215). Bien que se défendant d'être mystique, c'est probablement dans une inspiration de cet ordre-là qu'elle puise son élan.Cette année-là [1920], la poésie de Marina évolue de façon décisive. Inspirée par les contes et les légendes populaires, elle en emprunte les expressions et les termes archaïques ou peu usités. Jonglant avec eux, sa langue s'enrichit de cadences et de sonorités nouvelles – impossibles â traduire. Au mépris des conventions, malmenant la syntaxe, elle invente une prosodie personnelle, faite d'enjambements, de ruptures et de calembours audacieux.
p. 179
Alia, leur fille, fait une demande pour rentrer en URSS. Cet élan ne la préserve pas du totalitarisme du régime. “Selon elle, à condition de se taire, d'obéir et de ne pas se faire remarquer, la vie en URSS est supportable, et même convenable.” (p. 257) Quand Marina rentre à son tour, elle se trouve rapidement seule et l'absence de son mari et de sa fille lui fait éprouver une infinie solitude et anéantit tous ses rêves. Loin de la résilience qu'elle montrait dans ses vers de 1920 dans
Pajak ne se contente pas de mettre en dialogues l'élan littéraire de Tsvetaieva, qui se projetait « premier poète femme », et sa condition très précaire. En incluant Dickinson dans son livre, il incite à réfléchir à la source de la création poétique et plus généralement à l'inspiration artistique. Ses dessins permettent également une approche conceptuelle qui complète la recherche documentaire et ancrent ces vies dans le présent.Certains sont de pierre, d'autres d'argile
Et moi – je miroite et scintille !
Mon œuvre est mouvance, mon nom est Marine,
Je suis de la mer l’écume fragile.Marina Tsvetaieva – p. 244
Marlène Métrailler pour la RTS
Antoine Duplan dans Le Temps
Le site des Editions Noir sur Blanc
Mon frère féminin