Le grand royaume des ombres

Geiger Arno. Le grand royaume des ombres : Gallimard. 2019. Traduction d'Olivier Le Lay.

Veit Kolbe, 24 ans, est évacué d'un méandre au Dniepr suite à des blessures au combat. Après un séjour en hôpital militaire, il peut retourner dans sa famille à Vienne. Son état émotionnel ne lui permet pas d'y supporter le climat pesant, les continuelles escarmouches avec son père, nazi convaincu. Grâce à un oncle, il se retire au Mondsee, dominé par le Drachenwand. «La paroi du dragon» bombe le torse au-dessus des localités […] sises au bord du lac. (p. 34)
Sans doute parce que cet escarpement n’est pas assez connu du public francophone, la traduction d’Olivier Le Lay nous entraîne dans «Le grand royaume des ombres» plutôt qu’«Unter der Drachenwand». Ces deux localisations sont évocatrices de lassitude et d'insécurité qui dominent dans ces années de fin de guerre.

Dans les gouffres les plus profonds du sommeil, là où règnent le froid et l’humidité, la guerre m’attendait une fois de plus, avec ses mille cinq cents journées d’épouvante, son odeur de sang, ses blés qui ondulent paisiblement dans le vent tandis que les partisans s’alignent devant la fosse et que la sueur leur ruisselle du front, ses villes où ne subsistaient plus que les cheminées des immeubles à l'instant où nous les investissions enfin. […]
L’œil hagard et le geste prudent, je me suis extirpé de mon lit comme on rampe hors d’une tranchée. Le front une fois encore venait de me submerger.

p. 67-68



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Arno Geiger
Copyright: Das blaue Sofa / Club Bertelsmann

Il y a septante-cinq ans la capitulation mettait fin au volet européen de la Seconde guerre mondiale. Cet événement reste présent dans la littérature allemande. Dans un roman, qu'il qualifie de sociologique, Geiger cherche à se distancier des notions d’agresseur et de victime. À la différence de son narrateur il ne peut pas dire "J'avais eu ma part dans ce conflit meurtrier, et quoi que je puisse dire ou faire, il porterait aussi à tout jamais ma marque, J’y avais laissé indissolublement quelque chose, de même que la guerre avait laissé en moi son empreinte; on ne pouvait plus rien y changer.“ (p. 348) Cette histoire fait pourtant partie de l’identité d’une génération (unserer biografischen Tiefe).

/ Je ne m'étais plus rasé depuis une trentaine de jours, depuis Kharkiv, Taganrog, Voronej, Jytomyr, mes souvenirs se perdent, je ressemblais à un membre d'équipage de sous-marin qui s’en reviendrait d'un voyage au long cours, une mine épouvantable. […]
Il est angoissant de voir à quelle vitesse le temps peut passer. Je me vois vieillir tout crûment, mon visage accuse l'usure du temps. Seule la guerre reste éternellement la même. Il n'y a plus de saisons, plus d'offensive d'été, de trêve hivernale, plus rien que la guerre, perpétuelle, sans variation aucune, à moins qu’on ne tienne pour une variation le fait que la guerre n'élise plus de nouveaux champs de bataille, mais se replie sur les anciens. La guerre revient toujours sur ses pas.

p. 15

Par hasard, Arno Geiger a mis la main sur la correspondance d’un camp de jeunes filles viennoises déplacées à Schwarzindien tant pour être mises à l’abri des bombardements que pour être embrigadées dans les jeunesses «h.iennes». Ce corpus de lettres des élèves, de leurs parents et des autorités a donné à l’auteur un matériau d'une grande portée émotionnelle pour développer son roman.
Kolbe tient un journal; les autres protagonistes reçoivent des lettres. Le courrier dans cette période de la guerre, celle du repli, n’est plus aussi ponctuel. Comme Böll le note dans sa correspondance de guerre, sa réception a lieu par vagues. Geiger insère des chapitres dans lesquels s’empile le contenu de lettres. La répétition des informations et des demandes en devient obsédante.
La subtile trame de Geiger permet de varier les points de vue sur ces temps troublés. Il ne juge pas ses protagonistes, ni ne disculpe les Autrichiens de leur adhésion au nazisme et à la Grande Allemagne, soulignant l’accueil favorable de l'Anschluß. Paradoxalement, ce sont même les Meyer, juifs viennois, qui montrent le plus grand attachement à l’Autriche.
Le personnage de Veit Kolbe, figure centrale du roman, suscite l’émotion. Être sensible, le double de l'auteur ?, Kolbe paraît représentatif d’une jeunesse entraînée dans cette folie, sacrifiée par le « donneur d’ordre », selon la formule de Geiger pour désigner le F., le Führer. Le patriotisme est présenté comme spécifique de la génération précédente, frustrée de ne pas avoir achevé son combat. Ce sont les pères qui jugent durement leurs descendants; ils peinent à considérer l’engagement héroïque dans une guerre sans comparaisons avec la leur.

Les bienfaits du nouveau poêle ne tardèrent pas à se faire sentir également sur mon corps. Je repris du poids peu à peu, et la tension qui habitait mes muscles et me mettait parfois au supplice pendant des semaines entières sur le front se relâcha petit à petit. Il était devenu très rare que des crampes au mollet me réveillent en pleine nuit. Mais ma capacité de concentration restait à peu près nulle, je me sentais comme calciné, et jamais je n’avais eu besoin d’autant de sommeil. Quand il m'arrivait de compulser le manuel du technicien en électrotechnique que j’avais rapporté de Vienne et d’en lire quelques passages, je n'en retenais à peu près rien.
Et pourtant j'avais surmonté le pire ; je me sentais renaître lentement à la vie.

p. 51


Si Veit Kolbe est plus engagé dans la guerre que ne le fut Böll, il en subit les mêmes effets. Elle agit sur son psychisme et, comme l’écrivain, il cherche à se soustraire du front pour retrouver un équilibre. C’est une urgence après le traumatisme des blessures subies. Comme le montre Kershaw dans son essai historique La fin, la population n’est pas dupe de la politique suicidaire du régime. Elle est pourtant impuissante à se rebeller. Geiger dépeint ainsi un Kolbe conscient de la perspective de la défaite, mais qui juge imprudent de prolonger encore plus sa convalescence. L’inflexibilité des organes de contrôle, preuve du totalitarisme du pouvoir, incite Kolbe et Böll à participer aux derniers sursauts du régime plutôt qu'à subir sa terreur.
Comme Walter Urban, le héros du Mourir au printemps de Rothmann, Veit Kolbe éprouve ce que les adversaires du Reich ont subi dans les temps plus glorieux de l’Allemagne conquérante. La distance avec les événements permet à ces auteurs contemporains d'évoquer une symétrie des violences. Böll, lui, ne fait aucune référence dans sa correspondance du front aux exactions commises par les forces de l'Axe. Rothmann et Geiger évoquent ouvertement la crainte d'actions violentes de l’Armée rouge consécutives à l’inhumanité des forces allemandes.

Der Roman ist ein erfundenes Haus mit echten Türen und Fenstern, ja, teils, teils.

Arno Geiger
interview sur Deutschlandfunk Kultur

Le travail approfondi de Geiger, la puissance de ses sources, lui permettent de donner à son roman plein de souffle.

Le site de Gallimard, l'éditeur français
Le site de Hanser, l'éditeur allemand
Critique de Stéphane Maffli pour Le Temps
Interview d'Arno Geiger (de)