La fin

blogEntryTopperKershaw Ian. La Fin : Allemagne 1944-1945. Ed. du Seuil, 2012.

Les raisons de l’effondrement de l’Allemagne sont évidentes, et bien connues. Mais celles permettant de comprendre pourquoi et comment le Reich de Hitler continua de fonctionner jusqu’à sa ruine finale sont moins claires. C’est ce que ce livre cherche à élucider.

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Spécialiste de Hitler, Ian Kershaw s'est naturellement intéressé au rôle du dictateur dans la Seconde guerre mondiale. Dans Choix fatidiques, il a analysé dix moments clés du conflit, entre 1940 et 1941, et montré en quoi la marge de manœuvre était étroite en tenant compte de l'ensemble des facteurs stratégiques et des éléments de politique intérieure.
"La fin" s'appuie davantage sur le vécu concret des Allemands pendant les derniers mois de la guerre pour éclairer la singularité d'un régime prêt à l'autodestruction. Kershaw évoque parfois les déplacements de troupes, mais la stratégie n'est pas sa principale préoccupation. Son intérêt se concentre bien davantage sur la dynamique qui a entraîné l'Allemagne dans son effondrement.

Comme dans
Choix fatidiques, Kershaw se réfère à de très nombreuses sources pour étayer son propos. Les archives regorgent de témoignages personnels (journaux, correspondance,..) et de documents officiels établis par une administration tatillonne et prolixe. Les chroniques locales éclairent aussi ces rudes années et permettent de dégager des constantes malgré la singularité de chaque situation.
L'historien a choisi de limiter sa recherche aux derniers mois de la guerre, depuis l'attentat manqué contre Hitler du 20 juillet 1944. L'histoire a retenu la défaite de Stalingrad comme tournant du conflit; Kershaw considère l'action de Stauffenberg comme plus déterminante pour l'histoire allemande.
Cette tentative de coup d'état met en évidence l'existence de courants dissidents dans la classe militaire. Elle révèle surtout l'importance de la loyauté au Führer, y compris dans la population civile. La mobilisation de toutes les énergies suite à cet acte contribuera à retarder la fin des hostilités.
L’abondance des récits et des références aux archives officielles permet une image nuancée de la situation en Allemagne. Par souci didactique, ou par crainte d'être mal interprété, Kershaw est (à nouveau) redondant. Il tient à répéter que chaque situation, malgré des similitudes avec de nombreuses autres, est unique. Il insiste particulièrement sur le fait qu'en reconnaissant les souffrances des Allemands, il n'oublie pas que les minorités brimées ont bien plus souffert.
Le développement minutieux de Kershaw me permet de mieux comprendre les romans et récits se rapportant à l'époque nazie, de les inscrire dans une globalité.
Berlin Reichkanzlei 1945

Reichkanzlei 02.07.1945 – wikimedia

La nature totalitaire du régime explique pour une part sa force mobilisatrice. Dès son avènement, il s'est révélé dangereux pour la partie de la population jugée marginale ou indésirable.
La confusion dans laquelle s'est terminée la Grande guerre a été traumatisante pour de vastes pans de la société allemande. Aux défaites militaires s'est ajoutée la révolution qui mit fin à l'Empire de Guillaume II. Dans son sillage, la monarchie bavaroise s'effondre également. Les enjeux politiques à Munich diffèrent cependant de ceux de Berlin. Certains voient dans les événements une opportunité d'indépendance de la Bavière, d’émancipation de la domination prussienne.
Dans ce contexte, amplifié par un art de vivre spécifique à la Bavière, le mouvement conservateur nationaliste qui deviendra le NSDAP prend son essor. Il se construit contre le bolchevisme, même contre le socialisme, et contre les juifs. Sa grande force est de rassembler de larges couches de la population. Ses supporters trouvent une forme de réconfort dans ces grandes assemblées où patrons et ouvriers, hommes et femmes communient. L’étendue de cette adhésion populaire est une clé du succès du nazisme.
Kershaw relève que “Tant que la répression visait les « marginaux » et les « indésirables », la majorité de la population l ’acceptait, voire s’en félicitait. Et tant que l’on n’appartenait pas à un groupe politiquement ou racialement visé, tant qu’on restait dans le rang et qu’on n'avait pas le malheur d’ être jugé d’une certaine façon « inférieur » au point d’être exclu de la « communauté du peuple », on ne risquait pas de tomber dans les griffes de la Gestapo (p. 276)”.
Cette banalisation de la violence allait se retourner contre le peuple allemand. Dans un premier temps, la brutalité s'est répandue dans les territoires conquis; elle a été particulièrement marquée en Europe de l'Est. Avec les revers militaires, le soutien au Führer s’est estompé. La propagande établissait continûment des rapports sur l'adhésion de la population et, en cas de déclin, augmentait la pression. Celle-ci se transforma en contrainte, voire en terreur, dans les derniers mois du conflit.

C'était aussi la peur qui poussait de nombreux soldats du front à se battre. Ils avaient une idée et même parfois une connaissance très précise de ce qu'une partie des troupes allemandes avait fait en Union soviétique occupée et craignaient par conséquent de tomber entre les mains de l’armée Rouge. Quels que pussent être les sentiments envers les ennemis britanniques et américains à l’ouest, rien ne pouvait se comparer à cette peur.

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Une rébellion, comme celle de 1918, semblait impossible; les risques paraissaient bien trop grands pour les opposants.
La dévotion à Hitler joua également un rôle important dans cet emportement. Le pouvoir de chacun des membres du quadriumvirat formé de Bormann, Goebbels, Himmler et Speer reposait sur la (bonne) volonté de Hitler. À l’exception, peut-être, de Goebbels, chacun s'imaginait une place dans l'Allemagne future. Chacun craignait les réactions spontanées de Hitler qui pouvaient leur valoir une disgrâce immédiate. Ces dissensions, cette méfiance d'autrui, généralisées dans l'Allemagne nazie, étaient paradoxalement une force du système.

La plupart des gens n'étaient pas disposés à risquer leur vie au dernier moment. Si l’on ajoute à cela l’acceptation bien enracinée de l’ autorité, on comprend pourquoi la docilité résignée, et non la résistance, fut la norme.

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L'état de «guerre totale» qui prévalait dès l'automne 1944 nécessitait la mobilisation de chacun; il fallait en particulier renouveler la troupe et assurer l’équipement. Un grand nombre d’hommes travaillant dans les services publics fut mobilisé dans les forces armées. De ce fait, l'administration de l'Etat fut délaissée au profit de celle du Parti qui, dès la prise de pouvoir en 1933, doublait celle du gouvernement. La mainmise du système se renforçait. Bien formés, performants, les fonctionnaires ont été capables de soutenir la population malgré la précarité induite par les destructions massives des services.

Cette armée d’apparatchiks constituait un instrument majeur de contrôle social et politique, qui agissait habituellement en étroite coopération avec la police et les autres forces de répression. Il ne subsistait pas le moindre espace permettant aux citoyens ordinaires d’organiser un semblant d'opposition.

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Les soldats qui avaient participé aux exactions sur le front Est savaient avec quelle cruauté ils avaient agi. Craignant une revanche, on attribua à l'Armée rouge une sauvagerie qui dépassa les violences réellement commises. La crainte du bolchevisme, amplifiée par la propagande, était telle qu'elle a motivé les troupes à s'engager malgré l'asymétrie du combat.
Ce sont, parmi d’autres, des facteurs qui contribuèrent à l'implosion de l'Allemagne, provoquant d'importants sacrifices à la population et infligeant d'irréparables sévices aux indésirables (juifs, travailleurs et prisonniers étrangers, notamment).
La personnalité même de Hitler, inflexible, obnubilé par la catastrophe de 1918 et par son souci de la réparer à n'importe quel prix ont été des plus décisifs. Chaque tentative d'aller contre sa détermination s'est soldée par le remplacement du contradicteur.
L'analyse de Kershaw tend à objectiver les pertes tant allemandes qu'alliées, militaires ou civiles. Il montre que l'allégeance au Führer a conduit à des actes d'héroïsme dévoyé. Il n’exonère pas pour autant les Allemands de leurs gestes. Il précise encore que nombre d’entre eux ont, après la guerre, réécrit leur histoire pour la rendre plus acceptable.
Presque 75 ans après la capitulation, les biais émotionnels s’estompent, ce qui permet une distanciation critique. Le nombre de références à cette période dans les publications actuelles montre cependant la vivacité des blessures dues à ces événements dans les histoires familiales.

Sylvie Arsever pour Le Temps
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Illustration de l'en-tête : Brandenburger Tor und Pariser Platz, Juin 1945 – wikimedia