Apocalypse cognitive

Bronner Gérald, Apocalypse cognitive. PUF, 2021.

Plaidoyer pour la réflexion et la créativité, l'essai de Bronner pose de bonnes questions sans apporter de réponses toutes faites. L'auteur montre une certaine aversion pour les idéologies, en particulier celles qui prétendent apporter des solutions simples aux problèmes complexes de notre monde. Le sociologue fait cependant une telle confiance à l'humanité et à sa capacité de trouver des réponses technologiques aux défis actuels que ses contradicteurs dénoncent son aveuglement. Son optimisme n'empêche pas Bronner de s'inquiéter de l'indolence qui caractérise les sociétés contemporaines et de ses répercussions sur les urgences qui nous attendent.

Que resterait-il de notre humanité s'il était démontré que tout en nous pouvait être algorithmisé ? Ne nous hâtons pas de répondre à des questions aussi profondément métaphysiques car nous pouvons raison garder. Dans l'état actuel de la connaissance, cette perspective relève plus du fantasme que de la réalité. En effet, si l'intelligence artificielle réussit dans des tâches spécialisées toujours plus nombreuses, il demeure des obstacles robustes à toute comparaison avec le fonctionnement de notre cerveau. Le premier est que les succès des machines sont obtenus au prix d'une production gigantesque de calculs et d'une capacité de mémorisation qui n'ont rien d'équivalent dans les cerveaux humains. Le second est que ces compétences hyperspécialisées ne constituent pas un système de représentation cohérent et autonome doté de ce que l'on appelle banalement un sens commun. En particulier, on l'a souligné, elles sont incapables – et peut-être définitivement – d'explorer l'univers des possibles lorsque cet univers n'a pas déjà été circonvenu.

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Dans un rappel de l'histoire humaine, qui concorde avec le récit brossé par
Yuval N. Harari, il met en opposition les progrès de l'humanité organisée en société et la persistance de comportements archaïques, traces des origines de notre espèce. Cette intériorisation des comportements qui ont assuré la survie de l'homme originel explique, selon l'auteur, une inclination aux gestes qui le menacent aujourd'hui.
Le haut degré de développement des civilisations contemporaines, l'organisation collective de nos sociétés permet à l'humain, en particulier dans le monde occidental, de disposer de beaucoup de temps. Cette évolution est due notamment à la haute technicité qui libère la femme et l'homme de nombreuses tâches physiques éprouvantes et de certains gestes traduisibles en algorithmes désormais réalisés par des machines, à moindre coût.

Rapidement, définitivement, peut-être seulement dans quelques décades, si nous savons faire l’effort conscient qu’il est nécessaire de faire pour favoriser la découverte, les hommes ainsi libérés par la science, vivront comme des êtres joyeux et sains jusqu’aux limites à tous égards, de ce que peut donner leur cerveau, limités encore non atteintes à ce jour.

Jean Perrin, Nobel de physique 1929 et homme politique
Conférence du 15 décembre 1936 devant l’Union rationaliste

Le temps libéré, de toute évidence, n'a pas permis à la prophétie de Perrin de se réaliser. Pour l'expliquer Bronner ose le détour par la consommation de sucres. Si cette substance, par ses propriétés biochimiques, a favorisé le développement de l'espèce humaine, l'industrialisation de sa production pose un problème majeur de santé publique. L'auteur se désole du manque d'ambition de ses contemporains qui dilapident un temps précieux, une énergie essentielle, dans diverses formes d'addiction aux médias alors que l'humanité est en danger. Il relativise sa dénonciation du plaisir immédiat, une forme de soumission à nos pulsions, en précisant que ce comportement est inscrit dans le fonctionnement de notre cerveau.
Bronner puf apocalypse cognitive
Bronner joue sur la polysémie en se référant à l'apocalypse cognitive à l'ère d'abondance d'informations que nous vivons : cette révélation des savoirs pourrait bien se transformer en catastrophe si nous n'en faisons pas un meilleur usage. Difficile pour l'essayiste de désigner les responsables de cet environnement propice à l'addiction numérique. Bronner note cependant quelques invariants de la nature humaine qui l'expliquent: une vigilance dictée par la peur (instinct de survie), un besoin de se comparer à ses semblables, une fascination pour la confrontation et le sexe. Selon lui ces instincts mobilisant l'attention de chacune, il se refuse à attribuer aux “dominants” une intention malveillante en promouvant ces divertissements.
En schématisant le résultat d'enquêtes (les téléspectateurs français “affirment adorer Arte mais regardent TF1”), Bronner déplore que l'uniformisation des discours concomitante à la diversification des sources d'information. Il ajoute que de nombreuses tentatives des groupes de presse de créer des produits moins sensationnalistes se sont soldées par des échecs.
Même dans un système qui privilégie le consensus comme les institutions politiques helvétiques, la démagogie trouve sa place. Les leaders des partis politiques semblent choisis davantage pour leur capacité à délivrer un discours clivant qu'à définir une politique de moyen et long terme. Et le recours au vote populaire, que ce soit par la voie référendaire ou par le dépôt d'initiatives, vise actuellement plus à diviser qu'à promouvoir la stabilité sociale. À cet égard, les arguments échangés avant le vote sur l'initiative populaire fédérale Oui à l’interdiction de se dissimuler le visage, dite “anti-burqa”, laissent songeurs car ils révèlent un trop fréquent manque de cohérence avec les position habituelles des intervenantes.
L'essayiste d'intéresse naturellement à l'importance des réseaux sociaux et à leur influence sur la vie politique : ces supports médiatiques privilégient l'ego et l'immédiateté. La politique du tweet de Donald Trump est archétypique de ce que Bronner désigne par la désintermédiation dont “l'idée est de se servir des réseaux sociaux pour parler directement au « peuple » et enjamber les intermédiaires traditionnels qu'étaient les partis, les syndicats ou encore les médias”.

Tous ces néo-populistes, en pratiquant la désintermédiation, présentent l'une des figures politiques de ce que j’ai nommé la fluidification de l’offre et de la demande sur le marché cognitif. Cette volonté de faire disparaître les intermédiaires et la régulation donne sa toute-puissance à la démagogie cognitive. Loin de désespérer des effets massifs de la dérégulation de ce marché, comme le font les tenants de la théorie de l’homme dénaturé, les néo-populistes leur confèrent une légitimité politique.

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Ce manque de recul, Bronner l’a observé pendant la crise sanitaIre de Covid-19. Les hypothèses sur les vertus thérapeutiques de l’hydroxychloroquine ont enflammé la toile et soudainement le “peuple” et le Président étasunien devenaient des experts de cette question. Cette affaire révèle l’importance d’une littératie numérique et questionne la légitimité de chacun à s’exprimer publiquement.
Gérald Bronner tient à la cohérence. Cette posture et ses convictions rationalistes et progressistes en font un intellectuel décrié comme en témoigne le lien de sa notice Wikipédia vers un article de Pierre Thiesset (La Décroissance, 2014). Il résiste aux injonctions moralisatrices et à l’intransigeance de certains discours écologiques. Pour lui, l’homme n’est pas dénaturé par la société. Si l’espèce a survécu à son expansion démographique, c’est précisément en raison de sa capacité à faire évoluer ses structures sociales. Toutefois, son credo en la capacité de l’humain à surmonter la crise climatique est nuancé par le manque d'appétence à la recherche collective de solutions créatives. Son sentiment que l’humanité dilapide le temps disponible en de vains plaisirs devient jugement moral.
L’auteur jette aussi un regard désapprobateur sur ce qu'il considère être une mode d'analyser les inégalités par le prisme de la construction sociale de genre, de race, etc. Pourtant, en prônant un effort d’éducation en faveur de tous les discriminés afin de rendre disponible leur potentiel de propositions, il atteste ces inéquités. Cette amélioration de la formation passe, selon Bronner, par la promotion de l’ennui comme espace de création et de réalisation de soi.
Son discours, considéré comme de droite, ne l’empêche pas de plaider pour des espaces de modération. “La fluidification de l’offre et de la demande sur le marché de la cognition” devient l’ennemi de la connaissance sans instances de régulation. De manière générale, dans un monde interdépendant, les dispositifs de contrôle supranationaux sont nécessaires pour éviter que le système auquel nous tous, les humains, appartenons n’explose. Sans consensus largement partagé sur notre avenir commun, il sera probablement difficile de relever les défis, en particulier climatiques, qui nous attendent.
L'essai de Bronner en soulignant le hiatus entre le gain de temps disponible pour de nombreux humains et le peu d’engagement des bénéficiaires à l’utiliser pour se responsabiliser traduit une vision sombre de notre civilisation, dite de l'anthropocène. Bien que se disant optimiste quant au génie collectif de ses semblables, l’auteur reste bien discret sur les faits concrets qui justifient cette vision positive.

Site de l'éditeur
Entretien de l'auteur avec Antoine Droux pour Médialogues
Parwana Emamzadah pour Le Temps