Autoportrait en noir et blanc

Williams Chatterton Thomas, Autoportrait en noir et blanc : désapprendre l’idée de race. Paris, Bernard Grasset, 2021.
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Nous avons la responsabilité de ne pas oublier, certes, mais nous avons aussi le droit, et je crois même le devoir, de toujours nous réinventer.

p. 217

Deux expériences de vie pour exprimer la complexité de la « question raciale » ou plus généralement les défis d’une société plurielle. Le récit de Pitts à la découverte des identités Afropéennes est un texte de formation. Celui de Williams l’emmène vers la réflexion philosophique. L’auteur qui s'appuie sur son expérience familiale juge que la notion de race n'est pas plus pertinente comme construction sociale que comme donné biologique.

Thomas Chatterton Williams est le fils d'un homme à la “couleur de peau située entre le brun et le noir“ et le père d'une enfant blonde aux yeux bleus. Cette “dissonance cognitive” due aux hasards de la génétique n'a pas laissé indemne celui qui a connu le fardeau des origines dès l'enfance. Ses parents, un père descendant d'esclave et une mère blanche élevée dans un milieu rigoriste, mettent de la distance avec leurs familles pour offrir les meilleures chances à leurs fils. Nés et élevés dans le New Jersey, ces derniers sont épargnés des clivages raciaux du Texas paternel ; les ponts avec leur grand-père maternel, qui n'acceptera jamais l'alliance de sa fille avec un Noir, sont rompus.

Il y a beaucoup de racistes, et on le sait. En plus des bigots purs et simples, il y a aussi bon nombre de Blancs fainéants […] qui ne seront peut-être jamais capables de réfléchir sérieusement à leur aveuglement pour devenir des partenaires de bonne foi dans quelque interaction constructive que ce soit.

p.163

Cette éducation dans un contexte préservé et aimant est une richesse qui, davantage que son teint, donne une forme de blanchité à l'auteur. Un capital dont, pense-t-il, a aussi bénéficié Obama. Toutefois, l'habitude étasunienne veut que la présence d'une seule goutte de sang noir détermine la personne comme noire. Cette assignation imprègne T. C. Williams, même s'il constate une évolution dans la société; dans le cadre des recensements, les dénominations se sont diversifiées et la possibilité de cocher plusieurs cases est désormais acceptée.
Thomas Chatterton Williams n'a pas personnellement souffert de discrimination raciale même si certaines situations vécues ont été inconfortables. Cependant ses voyages et stages en France lui font prendre conscience du caractère local de la perception des «races». Dans l'Hexagone, il est perçu comme Américain, avant d'être noir... même si sa carnation le range parfois parmi les Arabes.
Cette différence de perception, aussi relevée par Pitts, ne signifie bien sûr pas que la France est exempte de formes de racisme et d'exclusion. Le manque d'outils statistiques basés sur des critères ethniques tend même à invisibiliser les potentielles discriminations et à rompre le lien entre les minorités et les pouvoirs publics.
Les parents de l'auteur ont traversé les Etats-Unis pour élever leurs enfants. Lui-même a mis un Océan entre son pays d'origine et son lieu de vie. Cette double distanciation avec le Sud ségrégationniste, amplifiée par le temps qui s'écoule, incite T. C. Williams à rejeter la notion de race, y compris comme construction sociale. Quand il propose de prendre de la distance comme antidote au racisme, il feint ignorer que tous, Blancs ou Noirs d'ailleurs, n'ont pas l'opportunité de réaliser cet écart.

Le mouvement woke, éveillé, prend le contrepied de la coolness qui feignait la nonchalance pour s'accommoder des préjugés défavorables aux minoritaires.


En analysant les frustrations consécutives aux mandats présidentiels d'Obama, il relève la nécessité d'un travail conjoint pour “désapprendre l'idée de race”. L'auteur critique sévèrement le mouvement woke. Son appréciation est peut-être excessive ; en effet, il dénonce aussi la tentation d'exotiser les Noirs par la valorisation de leurs musiques et de la force. Les «réveillés» essaient pourtant de rendre attentifs aux risques de dépersonnalisation qu'encourent les minorités que l'on essentialise.
L'importance du lien humain est fondamental. Cette connaissance réciproque est primordiale pour éviter que le militantisme antiraciste ne renforce les positions suprémacistes. Cela conforte aussi l'idée d'une action locale, en prise avec les particularités du terrain, pour dépasser la persistance d'oppositions stériles.

D'une façon ou d'une autre, il nous faudra réussir à faire fonctionner cette réalité multi-ethnique; et l'un des grands projets intellectuels qui nous attend – aux États-Unis et ailleurs – sera de développer une vision de nous-mêmes assez forte et assez souple pour reconnaître l'importance sous-jacente des groupes identitaires dont on hérite, tout en s'efforçant d'atténuer, et non de renforcer, la mesure dans laquelle nous laissons ces identités nous définir.

p. 105

Williams note que les réseaux sociaux lui ont permis paradoxalement de faire connaissance de manière plus approfondie avec certains parents. Mais en rompant la digue protectrice des convenances prévalant lors des rencontres physiques, la liberté de ton permise sur Facebook les a éloignés en renforçant les tensions.
Une meilleure compréhension mutuelle passe aussi par la reconnaissance des traces de l'histoire, notamment celles de l'esclavage et du colonialisme. De nombreuses familles américaines peuvent s'enorgueillir de la migration réussie d'un ancêtre alors que pour les Afro-américains, dont les ascendants sont souvent arrivés bien plus tôt que certains immigrants européens, le passé est plus tragique. Cette différence expliquerait la tentation de revendiquer une identité noire pour honorer la souffrance des esclaves.

Chez les descendants d'esclaves, cette question [des origines] s'est heurtée à l'une des plus grandes pertes que l'on ait jamais connue en termes de conscience de soi. L'expérience des Noirs dans le Sud est équivalente au déluge biblique : nous sommes tombés de l'Arche sans rien savoir de ce qu'il en était avant notre chute. Sans les tests génétiques, aussi imparfaits et incomplets soient-ils, nous ne serions même pas en mesure de dire avec certitude à quel pays – et à fortiori, à quelle communauté linguistique ou tribu – nous avons été arrachés. Aux États-Unis, nous avons été homogénéisés et sommes devenus quelque chose d'entièrement nouveau. Cependant, les Blancs américains aussi ont tendance à se dissoudre les uns auprès des autres, ignorant les contours précis des spécificités ethniques.

p. 40-41


L'autoportrait de Thomas Chatterton Williams, métis, vivant lui-même une situation entre le blanc et le noir, relève la fluidité d'une société plurielle. Le vécu de son père et celui de sa fille diffèrent non seulement parce que leur peau n'a pas le même teinte, mais aussi parce que la mobilité accroît la mise en contact d'individus très différents. En observant l'évolution de la perception des identités sexuelles, qui a permis que les unions homosexuelles strictement prohibées deviennent non seulement tolérées mais légales, Williams se veut confiant dans l'adaptabilité des sociétés et la capacité de l'homme à dépasser les identités réductrices. Il invite implicitement ses lecteurs à rester vigilants et ouverts pour accepter l'autre dans toute son humanité.

Voyage autour de l'idée de race aujourd'hui – Signe des temps, France culture
Entretien d'Eugénie Bastié avec l'auteur
Le «wokisme», obsession contemporaine – Le Temps
Que vive le «woke» ! Lorsque la «cancel culture» n'est pas où on l'attend – opinion d'Alain Campiotti
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