Les musulmans, une menace pour la République ?

Les musulmans, une menace pour la République ?
Olivier Bobineau,
Stéphane Lathion, Desclée de Brouwer, 2012

Depuis les attentats du 11 septembre et la médiatisation de l'ouvrage de Huntington Le Choc des civilisations qui a suivi, on se demande comment l'islam peut s'intégrer dans la laïcité. Bobineau et Lathion trouvent que dans un contexte global de désécularisation, il serait plus pertinent de chercher “comment les musulmans peuvent […] mieux s'intégrer dans [nos] sociétés [occidentales] ?" (p. 107)
C’est pourtant un titre racoleur qu’ils choisissent pour un essai dans lequel ils ne répondent pas à la question…
Constatant l’échec de l'islam dans l’Hexagone, Bobineau et Lathion s'interrogent sur la spécificité de la laïcité en France. Comme Maclure et Taylor (cf. Laïcité et liberté de conscience), ils précisent que le concept de «laïcité» a un sens très différent en France ou au Québec et que la manière de répondre aux problématiques concrètes de la vie quotidienne s'en ressentent fortement.
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By Michael Foran, CC BY 2.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=11785530

L'originalité de cet essai est de décortiquer les diverses composantes de la «laïcité à la française» puis de se référer systématiquement à ces aspects pour en montrer les enjeux et les comparer avec d'autres conceptions.
La laïcité de proposition est au centre de la loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État comme le montre l'article 1 “La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public.” “La laïcité, c'est la liberté de croire et de ne pas croire, la liberté de religion et de non-religion, y compris celle de pratiquer un culte ou non.” (p. 67) Les conséquences en sont le droit de pratiquer le culte dans l'espace commun (y compris la rue…) et la liberté d'exercer ses convictions, de les défendre et de les proclamer en dehors de chez soi. Cette forme de laïcité participe de la démocratie délibérative.
La laïcité de différenciation (ou de séparation) indique le positionnement de l'État par rapport aux Églises. L'article 2 de la loi stipule que “La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte”. En ne participant pas au financement du culte, “l'État s'abstient d'intervenir dans la gestion et l'administration des cultes; il ne veut pas avoir de prise sur la liberté de conscience et son libre exercice.” (p.70)
La laïcité d'opposition nécessite de rappeler le contexte socio-historique l'élaboration de la loi de 1905 : “[p]our certains députés, il s'agit de s'opposer au pouvoir de l'Église catholique dans la société civile, en particulier de lutter contre son influence sur les futures générations en reprenant le contrôle de l'École.” (p.71)
La laïcité de composition qui “peut s'envisager comme un moyen que se donne la puissance publique en vue d'assurer la liberté de conscience” (p. 73). C'est ainsi que malgré la distance que l'État met avec les institutions religieuses, cela ne l'empêche pas de participer au financement d'aumôneries dans les hospices, les asiles, les prisons... De cette manière, il assure à tous le libre exercice du culte.
Les auteurs observent que les articulations de ces quatre composantes de la laïcité ne sont pas les mêmes dans d'autres pays francophones. Ils précisent que, confrontées à des problèmes concrets, des administrations locales françaises peuvent prendre des décisions pragmatiques qui ne correspondent pas à l'esprit de la loi. En ce qui concerne la Suisse, ils relèvent que le fédéralisme facilite la diversité. Personne n'est choqué que les valeurs d'un Genevois ne coïncident pas totalement à celles d'un Valaisan. Les affaires de culte relevant des cantons, la relation entre l'autorité et les religions est particulièrement complexe et nuancée en Suisse. En analysant les particularités helvétiques, ils relèvent que “[il] n'y a donc pas d'obligation juridique d'adhérer aux valeurs culturelles; il suffit de respecter le cadre légal auquel sont soumis tous les citoyens. Il est toutefois évident que, pour qu'un tel État et une telle société fonctionnent, il faut qu'une majorité de la population se sente unie par un projet commun et s'engage à le promouvoir et à le défendre. C'est peut-être là le cœur du problème partout en Europe : quel est le projet commun de société à défendre ? Dans nos sociétés, l'individu est au centre du système d'organisation sociale et se voit reconnaître, par l'État, une sphère d'indépendance, de libertés, qui se matérialise par ce qu'on appelle des droits fondamentaux. Au cœur de ces droits fondamentaux se trouve la dignité humaine.
L'interculturalité telle qu'elle est souhaitée en Suisse implique une redéfinition du rapport à soi et à l'autre. Rapport à soi d'abord : prendre conscience du métissage historique de notre propre culture, de son caractère par essence dynamique; chercher à connaître et reconnaître nos repères culturels, tâche assez ardue en cette époque de globalisation et d'évanescence du sens. Rapport à l'autre ensuite : chercher à le (re)connaître et à nous faire (re)connaître par lui, prendre conscience de nos inévitables jugements de valeur, (re)trouver les similitudes fondamentales – ou les «universels-singuliers» – que lui et moi, de même que tout être humain, partageons.” (p. 97-98)

La démocratie, l’égalité, les droits fondamentaux, l’idée de progrès, ces valeurs que [Bassam Tibi], professeur de Göttingen, voulait introduire avec son idée de culture commune européenne sont battues en brèche. Une bonne partie des jeunes musulmans de la deuxième ou troisième génération à la recherche d’un sens à leur vie s’en moque. Notre continent lui-même leur préfère le relativisme culturel. La force civilisatrice de l’Europe des Lumières tient surtout dans l’illumination de ses centres commerciaux.

Yves Petignat
Ma semaine suisse
Le Temps, 10 septembre 2016


Un facteur de l'échec de l'islam en France est dû aux politiques qui attendent des représentants de la communauté musulmane qu’ils favorisent ce que les auteurs désignent par la «convivance». Cependant les musulmans, comme leurs concitoyens, sont davantage préoccupés par leur survie identitaire dans un contexte globalisant. Ce fossé entre leurs préoccupations et le message officiel les rend vulnérables aux discours de l'islam radical.
À la recherche d'une identité, les adolescents issus des migrations maghrébines se rendent visibles par une contre-culture «beur». Alors que le Mur de Berlin tombe, il y a “substitution progressive d'un «Grand Adversaire» à un autre.” (p. 41) “En 1989, un glissement s'opère : le nouveau clivage idéologique devient Occident – islam, qui ne va cesser de se déployer avec l'actualité internationale.” (p.42) La tension n'a pas lieu sur les champs religieux et théologiques, mais est due à des facteurs sociologiques et identitaires.
Pour illustrer cette problématique, ils analysent les propos de quatre penseurs musulmans qui “s’inscrivent totalement dans un référentiel islamique et confirment que rien dans l’islam ne s’oppose à la liberté de conscience et à la séparation des pouvoirs religieux et politique.” (p. 114) : Tariq Ramadan, prédicateur, Ghaleb Bencheikh, théologien, Tareq Obrou, imam, et Abdennour Bidar, philosophe. S’agissant de Ramadan, ils soulignent une “inadéquation entre [son] discours et le comportement de ceux qui s’y réfèrent.” (p. 145) Comme ils le montrent, les références de ces intellectuels ne coïncident pas avec la recherche identitaire de la population musulmane. De manière analogue à Guilluy dans La France périphérique, ils constatent que “l’opportunité d’appartenances multiples est refusée par ceux qui craignent de se perdre dans le pluralisme” (p. 149)
En développant quelques exemples concrets, Bobineau et Lathion montrent que les diverses compréhensions de la laïcité permettent de trouver des solutions pragmatiques aux problèmes auxquels nos sociétés sont confrontées (foulard islamique à l’école, dispenses de natation, carrés musulmans dans les cimetières,…). Ils regrettent que “le climat social actuel tendu [ne soit] certainement pas le plus propice à ces débats et [qu’il] faudra sans doute attendre un peu pour que la sérénité et le bon sens puissent s’imposer naturellement sans que cela heurte les sentiments des uns et des autres. Il est donc essentiel que tant les leaders musulmans que les hommes politiques et autres journalistes prennent leurs responsabilités citoyennes et n’enveniment pas, à dessein, la situation au nom de grands principes qui ne sont souvent que des prétextes fallacieux pour ne pas réfléchir, ni agir.” (p. 170)
Dans leur conclusion, ils relèvent que la référence à l’appartenance religieuse n’est plus un facteur de cohésion mais de division. Il serait donc plus judicieux de privilégier l’appartenance civique, en particulier dans des sociétés qui ont perdu cette référence dans le processus de désécularisation et d’individualisation de la foi.

Cette thématique est actuelle puisque les éditions La Découverte publient Jean Baubérot et le Cercle des enseignant.e.s laïques, Petit manuel pour une laïcité apaisée. À l’usage des profs, des élèves et de leurs parents dont Mark Hunyadi dit qu’il est “un manuel apaisé et éclairant”.

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