Braconnages

Kaiser-Mühlecker Reinhard. Braconnages. Gallimard, 2024.

Kaiser-Mühlecker, après avoir exposé les réalités d'une paysannerie autrichienne influencée par l'histoire autrichienne, au travers de plusieurs générations des Goldbacher du Rosenberg, s'intéresse à leurs voisins, les Fischer.

Le métier tel qu'il l'exerçait avait beau ne pas correspondre, la plupart du temps, à la conception - un brin surannée, il est vrai - qu'il se faisait du métier d'agriculteur, et de sa propre personne, cela valait encore mille fois mieux que d'aller travailler quarante heures par semaine ou davantage pour autrui, comme il avait été contraint de le faire dans le passé. Certes, il arrivait que la confiance et la foi l'abandonnent.

p. 37-38

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Ce tableau est brossé dans une langue riche à la rythmique variée qui contraste avec un contexte où la noirceur tend à devenir prégnante. Le domaine de Jakob est dominé, à trente mètres, par un pont autoroutier. La perception du bruit obsédant du trafic varie au gré des relations, le plus souvent tendues entre les membres d'une famille où quatre générations cohabitent et dans lesquelles frère et sœur partis ne jouent pas le moindre rôle.

Mais Katja n'avait rien à voir avec ce qui se passait ici, c'était cela, elle n'entrait pour aucune part dans l'histoire ou les histoires de la ferme, elle n'était pas enferrée dans les difficultés de toute sorte où lui se débattait.

p. 97

Malgré sa tonalité, le roman de Kaiser-Mühlecker échappe à la typologie de Blaise Hofmann qui oppose la littérature de terroir et « la littérature contemporaine qui aborde le monde paysan avec une noirceur souvent excessive ». Jakob Fischer, jeune paysan, est certes confronté aux fluctuations de la politique agricole et à une évolution tatillonne, qui touche tous les domaines d'activités, mais c'est davantage la dynamique familiale qui l'empêche de réaliser ses projets. L'irruption dans cette constellation de Katja, une jeune artiste, va rendre les rêves réalisables. Cette impulsion permet à Jakob de prendre de l'assurance et à s'enthousiasmer. La créativité peut conduire la paysannerie au succès... même si l'auteur le décrit avec une belle dose de dérision. D'autant que cet élan sera brisé par la violence de Jakob. Une brutalité instinctive qui détonne avec sa tendance à la nonchalance, à moins qu'il ne s'agisse d'un abandon fataliste à la volonté divine.

Le silence n'avait jamais le temps de s'installer. Il y avait de quoi craquer. Les poids lourds se succédaient à intervalles rapprochés. Bien avant que retentit la rumeur grondante du pont, ils s'annonçaient par un roulement, un vrombissement d'une stridence insupportable. Puis il y avait eu des périodes où il avait moins souffert du vacarme. Ces derniers temps, toutefois, il était devenu fréquent qu'il coiffât le casque antibruit. Quand la radio était en marche, la concentration qu'il apportait à son travail diminuait certes un peu, mais pour de nombreuses activités c'était sans importance, cela ne tirait pas à conséquence, et, ces voix tempérées qui charmaient son oreille, il lui plaisait de les entendre sans les entendre, de les comprendre sans les comprendre ; ses pensées et ses sensations, insensiblement, se mêlaient à elles pour former une sorte de musique, ou de langage qui n'était accessible qu'à lui, un langage où tout pouvait être dit (et du reste l'était), elles s'unissaient pour façonner un monde qui n'existait nulle part ailleurs et dont lui seul avait la clé, et qui à mesure que les années passaient lui était devenu un refuge.

p. 331

Les allusions à une réalité très contemporaine – l'auteur évoque notamment les déchirements de l'épidémie et le retour de la guerre en Europe – donnent de l'ampleur à l'écriture. Elles inscrivent son roman dans un cadre naturel dont les changements suivent une temporalité très différente de celle de la société. Kaiser-Mühlecker rend compte à merveille de cette diversité par une écriture chatoyante.

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Isaure Hiace pour Le Temps